L’affaire Weinstein vient d’exploser aux yeux du monde. Et il aura fallu plusieurs années pour que certaines victimes témoignent.
Je travaille depuis cinq ans dans un service d’aide aux victimes d’infractions pénales et il est en effet « classique » que les victimes de harcèlement sexuel ou de viol tardent à témoigner ou à déposer plainte. Il peut vous être difficile de comprendre pourquoi les paroles ont tant de mal à sortir. Voici donc quelques explications…
Des facteurs qui favorisent le silence
Il existe une série de facteurs qui dissuadent la victime de parler :
- La crainte pour la victime que sa parole soit remise en question (par exemple : « pourquoi est-ce que vous ne vous êtes pas débattue ? »)
- L’inconfort lié à se considérer comme une victime, car c’est en quelque sorte reconnaître que l’on « s’est fait avoir ».
- La crainte de représailles lorsque l’agression est associée à des menaces.
- Dans le cas d’une agression par le conjoint, la crainte de perdre une situation familiale et financière déjà installée, surtout lorsque le couple a aussi des enfants.
- Dans la grande majorité des cas, l’agresseur ou le violeur est rattaché au cercle familial, à celui des amis ou du travail. Et c’est en partie parce que c’est un proche qu’elle souhaite paradoxalement préserver, que la victime peut éprouver une certaine réticence à témoigner.
- La culpabilité de la victime liée au doute, même minime, de sa part de responsabilité dans le passage à l’acte de l’auteur (même si ce sentiment de responsabilité est irrationnel).
- L’état traumatique suite à l’agression affecte la prise de décision.
- Dans les situations où l’auteur de l’agression a un ascendant social sur la victime, il est d’autant plus difficile pour cette dernière de témoigner par crainte de perdre certains privilèges. Ce facteur est particulièrement à l’oeuvre dans l’affaire Weinstein puisque certaines victimes risquaient de perdre leurs carrières.
- Plus on tarde à témoigner, plus il est difficile de le faire.
Le fait de se taire entre alors en contradiction avec la gravité de l’évènement : c’est le phénomène de dissonance cognitive. La victime aura alors tendance à chercher des « excuses » à son agresseur pour minimiser l’évènement et donc réduire cette dissonance.
Le point de rupture
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la victime, même si elle souhaite que tout cela s’arrête, est « contrainte » de garder le silence. Sans qu’elle en ai forcément conscience, elle se retrouve « coincée » dans des contingences qui l’empêchent d’exercer son libre arbitre. Il ne s’agit donc certainement pas d’un manque de volonté ou de courage de sa part.
Vulgairement, on pourrait résumer les choses en affirmant que la victime, avant de se décider à parler ou à garder le silence va opérer une sorte d’évaluation subjective et pas forcément consciente du coût / bénéfice de parler : « qu’est-ce que j’y gagne et qu’est-ce que j’y perd ? ». C’est donc une combinaison de facteurs qui amène la victime à prendre telle ou telle décision. Le point de rupture qui favorisera la parole sera atteint soit lorsqu’un des facteurs qui contribuent au silence sera minoré, soit lorsqu’un facteur nouveau fera pencher la balance du côté du bénéfice. C’est le cas par exemple lorsque les agressions se répètent au point d’en devenir insupportables, ou lorsque la victime va considérer que sa parole peut permettre de protéger d’autres victimes potentielles, ou encore lorsqu’elle constate que d’autres victimes comme elle prennent la parole (effet de contagion).
Dans l’affaire Weinstein, deux facteurs ont au moins contribué à atteindre ce point de rupture et à permettre la libération de la parole des victimes : l’effet de contagion (les actrices ont été de plus en plus nombreuses à parler) et le déclin du pouvoir d’Harvey Weinstein entamé depuis quelques années à Hollywood (et donc la perte de son ascendance).