Le mois dernier, l’Inspection Générale des Affaires Sociales a remis un rapport d’évaluation de son plan contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. Ce plan a vu le jour en janvier 2013, dans un contexte économique et social difficile. L’un de ses objectifs est de favoriser l’insertion des personnes démunies.
À côté de ces mesures gouvernementales, il existe également des associations qui s’intéressent tout particulièrement aux plus marginalisés, les sans-abris. L’une d’entre elles, l’association SHARE, organise des maraudes qui consistent à aller dans la rue, à la rencontre des personnes sans domiciles qui, selon l’Insee, seraient près de 140 000 en France :
« Il s'agit pour nous d'aller à la rencontre des personnes marginalisées qui dorment dans la rue, dans le but de tisser du lien social. C'est une façon de lutter contre l'exclusion : en rétablissant un contact, on réintègre un peu ces personnes dans la société. Et sur le plan individuel, cela les réconforte qu'on les prenne en compte, qu'on le traite d'égal à égal. Nous tentons d'avoir des conversations assez banales basées sur l'échange (il nous arrive de parler de nous pour (r)établir un équilibre dans le rapport, être d'égal à égal et non dans un rapport "aidant-aidé"). Nous sommes une oreille attentive. Nous tentons aussi de répondre aux demandes particulières (des renseignements pour savoir comment se soigner, une commande de vêtements ou de couverture, etc.). Concrètement, armés de thermos de café, soupe, thé et chocolat, de gobelets, sucres, gâteaux, et vêtement nous arpentons les rues et les quais de métro. Et chaque fois que nous voyons un sans-abri, nous l'abordons, lui offrons une boisson chaude et tentons d’établir le dialogue » (Lou Madouni, association SHARE).
Ces actions se compliquent lorsque les bénévoles ou les travailleurs sociaux se retrouvent confrontés à des problématiques de santé mentale : passage à l’acte, impossibilité de communiquer, etc.
« Dans ces cas-là, comment faîtes-vous pour gérer la situation ?
— Dans la rue, nous rencontrons effectivement beaucoup de personnes présentant visiblement des troubles psychiatriques plus ou moins sévères. La plupart du temps, nous sommes confrontés à des personnes qui divaguent, qui (se) mentent et confondent leurs mensonges et la réalité. Elles n’ont pas d’intentions malhonnêtes mais elles semblent se perdre dans leurs imaginaires.
Il y a bien trop de profils différents pour en faire une généralité. Mais en général, nous nous contentons d’écouter, de discuter. Si une personne s’agite, s’énerve, nous adoptons immédiatement une attitude apaisante, et si la sécurité des bénévoles est menacée, nous partons. Nous pouvons aussi passer le relai si le contact passe mieux avec l’un des bénévoles qu’avec un autre. Tout cela se fait intuitivement.
Mais il est très rare d’en arriver là. La plupart du temps, il n’y a rien de particulier à gérer. Nous bavardons. Si la personne refuse de communiquer, nous n’insistons pas. Nous ne forçons ni ne brusquons personne » (Lou Madouni, association SHARE).
Sur ce thème particulier, sociologues et professionnels de la santé mentale s’interrogent de façon récurrente sur les liens entre troubles mentaux et précarité : y a-t-il plus de « folie » chez les sans-abris que chez les domiciliés ? Les sans-abris se retrouvent-ils à la rue du fait de leurs troubles mentaux, ou bien deviennent-ils « malades » à force de vivre dans de telles conditions ?
Répondre à ces questions nous aiderait à mieux savoir si pour ces personnes, l’aide doit-elle être plus « sociale » ou plus « psychiatrique ». Tentons d’y voir plus clair :
Dans les années 60, Michel Foucault s’était intéressé à l’origine historique des liens entre pauvreté et « folie » : dans l’Europe du 17ème siècle, on construit des maisons d’internement qui accueillent à la fois les « fous » et les exclus sociaux. Ces deux « types » de population partageaient donc une étiquette de « marginaux », sans différenciation.
Aujourd’hui, les travaux anglo-saxons donnent une estimation d’environ 30% de personnes atteintes de troubles mentaux parmi la population sans domicile. C’est un taux significativement plus élevé que dans la population des « logés ». Cependant, il existe des désaccords entre chercheurs concernant l’origine du phénomène : certains font appel à des facteurs individuels (toxicomanie, alcoolisme ou maladie mentale), d’autres évoquent des circonstances structurelles inhérentes à leur situation. Il est en effet difficile de savoir si l’on est face à un trouble mental ou à un processus réactionnel à des conditions de vie précaires, voire les deux. Autrement dit, on se demande encore si les symptômes observés relèvent d’un trouble psychiatrique, ou d’une réaction « normale » au contexte dans lequel se trouve l’individu.
Toutefois, les études sociologiques défendent plus volontiers la thèse selon laquelle la mise à l’écart sociale et la stigmatisation permettrait le développement d’une souffrance morale. À l’inverse, l’hypothèse selon laquelle les troubles mentaux seraient à l’origine de la précarité sociale est moins défendue (Maryse Bresson, 2003).
Plus récentes, les enquêtes françaises rejoignent ces résultats, tout en précisant les diagnostics : l’usage de drogue ou d’alcool arrive en tête, juste devant les troubles de l’humeur comme la dépression. Mais globalement, la psychiatre reconnaît des difficultés à évaluer la santé mentale des sans domicile. Un argument explique ces difficultés d’évaluation : pour certains psychiatres, les outils de mesure ne seraient plus adaptés pour ces populations « en marge ». Pour ces personnes, il apparaît en effet délicat de distinguer la maladie dépressive d’une « détresse » consécutive à leur situation.
Les symptômes dépressifs relevant de la psychiatrie seraient donc difficilement mesurables, et certainement surestimés. Cela n’exclu pas bien sûr l’existence d’une grande souffrance : le taux de tentatives de suicide concerne plus d’une personne sur 10.
L’importance des troubles mentaux parmi les sans-abris n’est donc pas si évident. Cette difficulté d’évaluation médicale pose une question : la prise en charge de cette population relève-t-elle de la psychiatrie ?
Ainsi, si l’on suppose que les sans-abris ont une réaction inévitable face à leur contexte social, c’est les travailleurs sociaux qui seront mis en première ligne pour tenter de leur venir en aide. Si l’on considère au contraire qu’ils sont atteints de troubles mentaux, c’est la psychiatrie qui interviendra. Cependant, les champs du sanitaire et du social semblent difficilement cloisonnables.
Même si l’étude des liens subtils entre précarité sociale et santé mentale nous aident à mieux identifier la réalité des situations, il est difficile d’empêcher la stigmatisation. Les personnes sans domicile, déjà marginalisées par leur situation sociale, bénéficient en plus d’une image de « fous » qui les isole encore un peu plus (nous avons tous en tête les sans-abris criant ou parlant tout seul dans les lieux publics). Les actions des associations comme SHARE aident non seulement à lutter contre les clichés sur les liens entre « folie » et précarités (production d’informations, portraits de marginaux, etc.) mais aussi permettent aux sans-abris de ressentir un peu moins l’exclusion sociale dont les effets sur la santé mentale sont désastreux.
Sources :
Bresson, M. (2003). Le lien entre santé mentale et précarité sociale. Cahiers internationaux de Sociologie, 115, 311-326.
Association SHARE : http://www.associationshare.com/
Guide des bonnes pratique concernant la précarité et la santé mentale édité en 2010 par la FNARS.