Journal d’un parano

Kelley, Lyndsey A

Le trouble délirant est une pathologie psychiatrique appartenant au champ des psychoses. Persuadé du bien fondé de certaines de ses croyances, le malade présente des comportements d’évitement qui peuvent vite rendre sa vie et celle des personnes de son entourage insupportables. Illustration :

 

15 avril 2013

Je passe doucement ma main le long de l’encadrure de la fenêtre, je sens encore un léger courant d’air froid. Je rajoute du ruban adhésif pour m’assurer que l’air ne passe plus. Deux ou quatre bouts de scotch, surtout pas de chiffre impair. J’entends des pas pressés monter l’escalier…

 

Quelques semaines plus tôt

 

20 février 2013

J’ai 40 ans et aujourd’hui personne n’est au-dessus de moi dans cette entreprise. Les chiffres pairs m’ont porté chance : je fais bien attention à ne laisser sonner le téléphone que deux ou quatre fois avant de décrocher. Je veille à marcher sur les trottoirs du côté droit et la date de naissance de mes collaborateurs a toujours influencé leur recrutement. J’ai pris soin d’acheter un appartement au 8ème étage. Je ne regarde jamais TF1, d’ailleurs je n’allume que rarement la télévision. Chaque samedi matin, j’avale 2 croissants. Depuis peu, j’ai des démangeaisons à l’épaule et je me gratte selon un rituel bien précis : 2 séries de 6 va-et-vient à intensité graduelle. Je sens une excroissance sous la peau, je crois bien qu’elle grossit.

 

2 mars 2013

Me femme m’a toujours connu ainsi. Elle s’est habituée à mes obsessions, mais les choses ont empiré depuis que je suis à la tête du groupe. Je peine à me concentrer et j’oublie une grande partie des informations les plus cruciales au bon déroulement de mes relations professionnelles. En réalité, je suis terrorisé. Mon associé, celui que je croyais être mon ami, l’homme en qui j’ai toujours eu confiance en veut à mon pouvoir. Il tente des choses contre moi, il essaie de m’atteindre par tous les moyens. Ce qu’il veut, c’est voler mes idées et prendre ma place. Parce qu’il me méprise, je ne m’approche plus jamais à moins de deux mètres de son corps. Plus proche, il renifle mes pensées. Si par malheur je suis coincé trop près de lui dans l’ascenseur, je chante en boucle une chanson de Claude François, 6 lettres pour Claude et 8 pour François, une combinaison de chiffres pairs qui me protège efficacement contre la contagion mentale.

 

12 mars 2013

Hier, je suis allé au commissariat. J’ai porté plainte contre mon associé pour tentative de soustraction de ma propriété intellectuelle.

 

28 mars 2013

Ma femme m’a quitté. Elle était enceinte jusqu’aux dents, prétendant que l’enfant était de moi. Mais moi, je sais qu’elle a couché avec mon associé. J’en suis convaincu. Tout le monde le sait, tout le monde le dit au bureau, je les entends chuchoter. Elle me criait au visage « c’est toi le père ». Je l’ai frappé pour trahison.

 

29 mars 2013

J’ai porté plainte contre ma femme pour adultère. L’officier de police s’est foutu de moi.

 

6 avril 2013

Mon épaule me gratte de plus en plus et la proéminence a encore gonflé. Je crois qu’il m’a fait avaler un quelconque poison. Je conserve le même rituel de soulagement par frottage : 2 séries de 6 va-et-vient à intensité croissante.

8 avril 2013

Mon associé a compris que je prenais mes distances. Il est malin. Maintenant il ne tente plus de m’atteindre directement. Sa nouvelle arme : les enfants. Les marmots sont ses messagers, il s’en sert pour m’espionner. Je ne sors donc plus le mercredi, je reste chez moi. Une fois, j’ai croisé un gosse dans la rue le vendredi, il n’était pas à l’école ce con.

 

10 avril 2013

Ces sales gosses suscitent chez moi des réactions de stress insupportables. Aujourd’hui, en entrant dans la boulangerie pour acheter mon pain, je suis tombé nez à nez sur un groupe de fillettes hystériques d’avoir pu s’offrir un assortiment de bonbecs acidulés. J’ai vomi. Lorsque je ne rêve pas que j’étripe mon associé, je fais ce cauchemar dans lequel je suis enfermé dans une cour d’école pendant la récréation. Les mômes m’agrippent et me mordent la jambe, je suffoque et fais un arrêt cardiaque juste avant de me réveiller en hurlant.

 

11 avril 2013

Je suis retourné au commissariat pour tenter de déposer une plainte contre tous les enfants des trois écoles de mon quartier. L’officier de police m’a fichu dehors.

 

13 avril 2013

J’ai maintenant une grosse boule à l’épaule, un beau volume qui me démange plus chaque jour. Leur poison me ronge le corps à petit feu. J’ai changé ma serrure et acheté plusieurs frigos dans lesquels j’ai placé toutes mes denrées alimentaires. Chacun de mes 4 réfrigérateurs est équipé d’un cadenas à clef et d’un à code. Je ne prends pas le risque que mon associé ou l’un de ces stupides enfants tente une nouvelle fois de m’intoxiquer.

 

14 avril 2013

Ce matin, j’ai jeté violemment mon presse-papier au visage de mon associé avant de quitter son bureau en courant. Au passage, ma secrétaire apeurée me dit : « je crois bien que vous déconnez monsieur ». En réalité, je souffre terriblement. Arrivé dehors, je croise un enfant. Je panique. Pour éviter l’infarctus, je préfère placer le petit hors d’état de nuire et le pousse vivement sur la chaussée.

 

15 avril 2013

Toutes les ouvertures de mon appartement sont maintenant parfaitement hermétiques. Je ne sors plus. Tout ce qui peut être utilisé pour m’espionner a été détruit méticuleusement. Ordinateurs, téléphones, radios. Je m’entaille l’épaule au cutter. Je ne sais pas encore comment ils ont réussi à m’introduire une puce électronique dans ma chair.

Les pompiers sont en train de défoncer ma porte… J’ignore encore qui m’a dénoncé.