Les créations de René Redzepi sont des récits, des contes, des histoires qui se nichent dans des coupelles de bois, s’écrivent sur des galets, s’épanchent dans des vasques de glace, chaque bouchée est une nouvelle qui chantent les paysages de scandinavie, ses forêts, ses campagnes, sa nature vivante, boréale.
René Redzepi nous raconte l’histoire des fourmis des bois qu’il faut chasser au retour de leur marché, l’histoire aussi des bébés pommes de terre qui ne voulaient pas quitter leur maman, des clams centenaires qui vivaient en Norvège, ou celle encore de la racine de laitue qui ne voulait pas aller à la poubelle, il nous parle d’un nuage de pétales de rose posé sur un tapis craquant, de fleurs, de fruits et de graines qu’il sème sur son chemin… La puissance évocatrice de la cuisine de René Redzepi est étourdissante.
Il faut un contexte pour apprécier une histoire, des ambiances feutrées, de la confidence. Noma, le restaurant, joue des effets du clair obscur, de cet entre chien et loup qui annonce la veillée. Chaque table, sous la lumière, est un îlot entouré de pénombre, la clarté est seulement dirigée vers l’essentiel. Construction d’une intimité pour que se noue le fil de l’histoire.
L’important est de captiver dès le début. Le rythme avec lequel les premières coupelles arrivent est magistral, juste le temps de comprendre ce qui vient de vous être dit, que le chapitre suivant commence. Rien n’est pourtant précipité, tout vient à point.
L’attaque est acidulée, apéritive : dans un bol en bois, des groseilles à maquereaux sont piquées sur des petites branches, une grappe de groseilles rouges les accompagnent, quelques pétales d’une fleur bleue candide et anonyme comme une fleur des champs ravivent l’incarnat des fruits, le tout rafraîchi d’un jus gastrique. Instantanément, cette entrée est suivie d’une autre coupe posée sur un lit de glace. Avec une cuillère de bois, seul ustensile disponible, une pulpe de pomme “Ingrid Marie”, pomme spécifiquement danoise, parsemée de feuilles de thym grillées et de feuilles de verveine, livre en bouche sa fraîcheur teintée de fumée. Le jeu des acides se prolonge en decrescendo avec une extraordinaire inspiration : des cynorrhodons de Rosa Rugosa, cette rose qui envahit les dunes de la côte du Jutland, débarrassés de leurs akènes, juste blanchis et confrontés au croquant de cerneaux de noix dénudés et fouettés par l’essence pointue de feuilles de souci des jardins, avec, pour la tension finale, un trait de vinaigre de sherry ! Epoustouflant équilibre des saveurs, énergie folle contenue dans une coupelle de quelques centimètres.
En deux temps et trois coupelles, vous êtes pris, envouté par l’histoire inédite que l’on vous susurre à l’oreille. Dans le clair obscur d’une salle que vous avez oubliée, vous avez mis le cap vers un autre monde.
Sur des galets luisants d’humidité, comme piochés à l’instant au bord d’une plage : la coquille ouverte d’un mahogany clam, tout droit venu des eaux froides d’un fjord norvégien, où ils vivent cent ans et plus, finement émincé et associé à des graines de céréales baignées d’un jus de groseille à maquereaux, funambulisme savoureux où marchent sur un fil les notes marines équilibrées par le sucre des céréales et l’acidité du jus des baies, ligne claire des tonalités.
La terre succède à la mer, une viande de bœuf, maturée et séchée six semaines, découpée en fines lanières dans le sens des fibres, est posée en rectangle parfait sur une planche de bois. Lustrée par une huile parfumée au céleri, la chair est parsemée de grains noirs qui, sous la dent, croustillent et libèrent une saveur piquante et acidifiée. Ces grains sont des fourmis des bois, ramassées non pas à la sortie de leur fourmilière, mais quelles heures plus tard, quand elles y entrent après s’être nourries. Le jeu des textures est magnifique, moelleux profond de la viande maturée chahutée par le “crispy” des fourmis.
La suite est un accord inédit et génial entre des langues d’oursin, des noisettes fraîches et de l’huile de noisette. Simplissime et juste, un accord majeur, infiniment long en bouche, mélodieux, idéal. Un mariage que l’on ne peut oublier.
Arrive ensuite, dans cette succession ininterrompue de trouvailles toutes plus enthousiasmantes, plus séduisantes, un tapis d’orient fait d’une tranche millimétrée de pain grillée sur laquelle repose un nuage de pétales de “rosa rugosa” séchés. Moment magique et aérien. Le génie n’est pas loin, on se retient de frotter la carafe d’eau.
Il est alors temps pour René Redezepi de puiser dans le potager un concombre, à la taille fine, grillé à l’unilatérale, parsemé de fleurs et accompagné d’un “fudge” de Saint-Jacques, sorte de caramel réalisé avec les noix déshydratées des coquillages. Puis, une feuille de chou blanc, séchée, légère et nervurée comme une aile de papillon, laisse entrevoir en transparence un méli mélo de salicorne. Enfin, un simple oignon, brulé au barbecue, dont seul le cœur épargné par la morsure de la braise est servi, caressé d’une huile de noix, dynamisé par le croquant de la noisette fraiche et les saveurs chaudes de feuilles de thym citron et d’ail sauvage. Dans ces moments, toute l’acuité du regard de Redzepi se révèle dans sa façon si personnelle de cuire, d’assaisonner, de marier les légumes les plus courants, de nous rappeler qu’il n’y a aucune banalité dans un chou, un concombre, un oignon, que seul compte le regard porté. Attitude magistralement illustrée par cette racine de laitue rôtie, habituellement destinée à la poubelle, sublimée ici par une cuisson précautionneuse, délivrant tout son moelleux, sa sève laiteuse, douceur offerte à l’astringence des feuilles de millepertuis amortie par l’onction de noix fraiches émondées.
La matière est sondée, approchée dans toutes les phases de son évolution, des bébés pommes de terre, grosses comme des noisettes, sont détachées de leur mère porteuse avant d’avoir eu le temps de prendre leur indépendance… Elle se sont nourries uniquement de la pulpe maternelle et n’ont pas connu les sels de la terre. Natives, elles livrent une saveur et un croquant d’amande fraiche. Elles seront unies à un jaune d’œuf et un consommé de bœuf légèrement acidulée, embaumées de fleurs de sureau. Ailleurs, des oeufs de turbot, deviennent une “poutargue”, découpée en fines lamelles déposées sur une crème bordée d'un coulis de persil. Confrontation de l'iode et du végétale apaisée par la tempérance de la crème.
Et puis il y a des assiettes qui vous laissent sans voix. Une “eau” de homard, pure et limpide, versée dans une coupe de bois, quelques pétales de capucine. Une essence de crustacée, sans trace de cuisson, comme un jus pressé, incroyable certitude d’avoir atteint le goût exact, canonique, du homard. C’est aussi le cas pour cet iconoclaste mariage d’un potiron, cuit à la perfection, d’un lait émulsionné de beurre, d’une cuillère de caviar et de quelques paillettes de varech séché. Magnifique !
Parfois des jus de fruits et d’herbes, des décoctions, vous sont proposées pour accompagner l’une de ces inventions, volonté de fusionner davantage encore les goûts, de prolonger plus loin encore l’exploration d’un espace sensoriel. Voyage dans un pays neuf, un autre monde. L'expression poétique de René Redzepi est vaste, changeante, pétillante, sans égal. Aussi, le dîner qui suit une soirée au Noma, quelque soit l'habileté du cuisinier, révèle la distance : nous étions dans le “Nomandersen” !
Adresse : Noma - 1401 Copenhagen K | 93 Strandgade - Copenhague DK-1401 - Danemark - tél : 45 3296 3297