C’est l’étrange et perturbante question à laquelle la province turque du Hatay, frontalière de la Syrie, confrontait les journalistes en organisant, début septembre, un festival gastronomique baptisé “Journées culinaires de la Méditerranée”.
Le Hatay est l’une de ces régions du globe classées rouge par le ministère des affaires étrangères, voilà d’ailleurs ce que l’on peut lire sur le site officiel, à la rubrique “Conseil aux voyageurs” : Les abords immédiats des frontières avec la Syrie et l’Irak ainsi que tout le département du Hatay sont formellement déconseillés.
Les choses sont clairement dites et chagrinent le gouverneur du Hatay, M. Celalettin Lekesiz, qui, en privé, peste contre les articles de presse traitant de la situation de sa province sous un angle trop réaliste à son goût. Cette semaine encore, l’arrestation du français Mourad Fares, présenté comme un “sergent recruteur” du Djihad, à Reyhanli, ville frontalière de la province du Hatay et de la Syrie, souligne que si le conflit se déroule bien de l’autre côté des montagnes, la région n’en est pas moins une terre de repli pour les membres de l’EI et de ses mouvances satellites.
Mais il est vrai qu’ici, les “troubles” ne remontent pas à la dernière pluie de roquettes, et qu’il en résulte une tranquillité d’esprit confondante. Depuis la plus haute Antiquité, aurait dit Alexandre Vialatte, les armées de tout genre, les soldats de tout poil se sont copieusement étripés dans cette plaine du Hatay. Pendant le siège d’Antioche (1097-1098), aujourd’hui Antakya (ou Hatay, nom donné en 1936 à la ville pour marquer sa turquification), les Croisés se sont livrés à des actes de cannibalisme, les choses sont rapportées dans plusieurs chroniques. Drôle de mangeaille…
Terres de conquêtes et de migration, le Hatay, dès que la paix lui en laissait le temps, était aussi une terre de commerce, les routes de la soie partaient et arrivaient à Antioche.
Issu de ces tourments, de ces brassages monumentaux, un sédiment culturel, peu à peu, s’est déposé aux fonds des marmites et des assiettes. La tradition culinaire est ici le fruit d’un métissage aux influences bigarrées.
Aussi, l’organisation de ce festival était-elle l’occasion idéale de prouver in situ que la gastronomie locale, les trésors archéologiques, la légendaire hospitalité des lieux, restaient en ces temps troublés, accessibles à tous, y compris, et surtout, aux touristes étrangers. Périlleuse initiative… qui rassemblait dix-sept chefs venus d’Espagne, Italie, Tunisie, Maroc, Algérie, Slovénie, Croatie, France. Mais au-delà des démonstrations exécutées par ces cuisiniers invités, c’est bien les spécialités locales qu’il s’agissait de découvrir.
Mangeons, puisqu’il en est question…
Comme chaque cuisine, la cuisine du Hatay s’oriente sur des cardinaux qu’il est bon de repérer d’emblée. Ici, l’olive est omniprésente, le petit-déjeuner du matin les propose en salade, vertes et cassées, noires et saumurées ou confites et farcies de pignon. Elles s’égrainent comme un chapelet dans les préparations de légumes et d’herbes fraîches qui ouvrent chaque repas, et tout particulièrement le Zahter, une salade de thym que l’on ne trouve qu’ici, aux feuilles allongées et aux saveurs douces et fruitées, ce thym qui condimente également des salades de tomates et de persil relevées éventuellement de fromage de chèvre pimenté et aillé, salades d’aubergines en caviar et de poivrons rouges, salades de tomates séchées montées à l’huile d’olive, sorte de tarama des jardins… Elles accompagnent les yaourts dont la fabrication est une science gardée par les maîtresses de maison, yaourts de chèvres, salés, onctueux, profondément odorants, capiteux pour certains, cuits dans des marmites sur le feu de bois. Elles ornent les assiettes de houmous, délicieusement parfumées d’une fine purée de sésame. La région est réputée pour l’excellence de ce sésame qu’elle cultive.
La viande est d’agneau, rôtie, bouillie, et bien sûr hachée pour mille préparations de boulettes et autres kefte. Elle vient notamment garnir des börek, ces petits pains ouverts en barquette, contenant le hachis, des piments, un œuf, des olives, encore… Ces börek, dont Rafik Tlatli, cuisinier tunisien qui réalisait une démonstration lors du festival, soulignait qu’ils sont à l’origine des briks au Maghreb. Elle se parsème aussi sur les lahmacun d’Antakya, sorte de petites pizzas, accompagnée de purée de tomates séchées, de piment, d’oignon… Délicieusement brulantes et croustillantes.
Le fromage est décliné en de multiples variations. On le trouve frais parfumé aux graines de nigelle, sec et très affiné, pimenté et mariné dans une huile d’olive parfumée d’ail et de graines de fenouil. Le cumin, la cannelle sont également présents dans d’autres préparations, et d’une façon générale chaque épice a sa place à ses côtés.
Il entre dans la confection de desserts comme les remarquables Künefe, où l’art est d’équilibrer l’acidité d’un fromage frais et le sucre d’un sirop, le tout présenté sous la forme d’une pâtisserie plate, dorée et croustillante contenant un fromage qui file comme le plus Suisse des gruyères… Il s’accompagne selon sa puissance de fruits secs ou de légumes frais. Il peut être friable, élastique, moelleux, crémeux, fibreux. Il est universel…
Enfin, quand vient le dessert, une procession de fruits confits achève d’apaiser une faim depuis longtemps endormie : orange amère, courge, figue, prune, cerise, citron, pétales de fleurs d’oranger…
Ces journées culinaires avaient également pour propos d’étayer la candidature et l’inscription de la ville d’Antakya au rang des villes gastronomiques reconnues par l’UNESCO et rejoindre ainsi Popayán, la colombienne, Östersund, la suédoise, Cheng Du, la chinoise ou encore Zahle au Liban et Joenju en Corée du Sud.
Candidature légitime, car la gastronomie du Hatay offre un large répertoire de spécialités qui forge une identité singulière à la fois très méditerranéenne et très orientale, ce qui répond favorablement à notre question première…