Dexia, la faute à tout le monde

La diffusion sur Public Sénat d'un documentaire consacré à l'affaire de la banque Dexia - la faute à personne - a remis un peu dans l'actualité cette histoire qui, au milieu de la crise financière de 2007 puis de celle de la zone euro, est restée un peu dans l'ombre, malgré les efforts méritoires de journalistes pour la décrypter auprès du public. Tout au plus apprend-on, au gré des fluctuations du franc suisse, que telle collectivité locale, ou hôpital, se retrouve brutalement étranglé par des remboursements qui explosent.

Dérive mégalomane

Les faits sont bien connus. Issue de la fusion entre le Crédit Local de France (lui même résultat de la privatisation de la Caisse d'Aide à l'Equipement des collectivités locales) et le Crédit Communal de Belgique, deux banques dont le métier principal était le crédit auprès des entités publiques, Dexia, sous la direction du bien nommé Pierre Richard, s'est lancée dans  une croissance rapide fondée sur des acquisitions dans le monde entier, dont l'américain  FSA, qui allait se noyer dans la crise des subprimes. Dans le même temps, Dexia s'était jetée à corps perdu dans les crédits "structurés".

De manière générale, le prêt aux collectivités locales est un métier financier d'une grande banalité. Les collectivités locales remboursent assez bien leurs prêts, mais contrepartie de ce faible risque, rapportent peu. Le métier revient alors à établir une relation de long terme avec les élus locaux, les directeurs financiers des organismes publics, à s'appuyer sur des conseillers commerciaux dont la compétence principale est l'entregent et la connaissance du terrain, plus que la connaissance de produits financiers ésotériques.

Au lieu de vendre des crédits simples - un taux fixe, des échéances constantes - la banque s'est mise à utiliser ces relations de long terme établies avec les collectivités locales, son réseau de commerciaux, pour placer des crédits structurés. Le principe était de profiter des taux d'intérêts plus faibles en pariant sur la stabilité du franc Suisse. Evidemment, cet avantage disparaissait si la valeur du franc suisse par rapport à l'euro montait. Ces crédits ont été poussés avec un marketing très agressif et un discours sur la modernité : "comment cela vous ne profitez pas de cette extraordinaire opportunité, vous êtes ringard". Passons sur le fait d'appeler "Tofix" un type d'emprunt à taux variable...

Pour augmenter sa rentabilité et sa taille, Dexia a pris des risques énormes et fait supporter des risques énormes à ses clients. Le résultat : une ardoise de plusieurs milliards d'euros pour les contribuables belges et français, et zéro sanction pour les dirigeants de la banque.

Malaise général

L'affaire laisse un sentiment de malaise. D'un côté, elle rappelle des travers vus au moment de l'affaire du Crédit Lyonnais : le rôle et l'impunité des élites administratives françaises, les relations entre Etat et banques, la folie des grandeurs de ces bureaucrates qui se prennent pour de grands capitaines d'industrie à la conquête du vaste monde (hors secteur bancaire, on pourrait se souvenir des exploits de Jean-Marie Messier), les aberrations de la finance lorsqu'elle devient un jeu de camouflage des risques pour les refiler à un gogo.

Mais il n'y a pas que cela. Cette affaire jette aussi la lumière sur la manière dont les collectivités locales sont gérées. Parce qu'il suffit d'aller voir ces fameux contrats toxiques pour constater qu'on n'est pas dans les produits structurés invraisemblablement complexes fabriqués à l'époque des subprimes avec la volonté explicite de profiter de la confusion des acheteurs. Voici par exemple la formule de calcul des intérêts d'un emprunt contracté par la commune de Châtenay-Malabry :

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Exprimé comme ceci cela semble ésotérique mais le montant des intérêts (dans la période d'indexation sur le franc suisse) se fait avec une calculatrice quatre opérations. Il suffit de prendre une feuille Excel, de simuler divers niveaux du franc suisse et de l'euro pour se faire une idée des intérêts à payer selon divers scénarios, de voir que des variations du franc suisse les faisaient exploser.

Pour l'anecdote, à l'époque, un trésorier de collectivité locale était venu sur le forum d'Econoclaste pour demander aux intervenants ce qu'ils anticipaient de variation du franc suisse. Les gens l'avaient dissuadé de prendre l'emprunt structuré, qui dépendait de variables complètement hors de son contrôle. Il nous avait répondu qu'il n'était pas décideur final.

On dira que ce genre de calcul n'est pas à la portée du premier venu, ce qui est exact. Mais on ne parle pas ici de prêts contractés par des particuliers : on parle de collectivités locales, d'hôpitaux, qui disposent d'une bureaucratie recrutée sur concours, de responsables financiers dont c'est le métier. Où étaient-ils? Car de deux choses l'une. Soit ils ont été abusés mais dans ce cas c'est leur compétence qui pose question. Soit la décision d'emprunter a été prise malgré tout, "après moi le déluge". Et dans ce cas la responsabilité est partagée entre la banque et les emprunteurs.

Mauvaise gestion

Et cela pousse à se poser la question suivante. Si la décision d'emprunter a été prise avec autant d'inconséquence, qu'en est-il des autres décisions prises dans les collectivités locales et les institutions publiques? C'est une question fondamentale, qu'on soit à droite ou à gauche. Si vous pensez que l'état doit dépenser moins, ce genre de gaspillage est précisément ce que vous devriez vouloir attaquer en premier. Si vous pensez que l'Etat doit jouer un rôle plus important dans l'économie, payer des intérêts trop élevés, payer des fournisseurs trop chers, c'est autant d'argent que l'Etat ne pourra pas consacrer à ses missions.

Ce n'est pourtant pas ce qu'on observe. L'économiste Janos Kornai qualifiait de "contrainte budgétaire lâche" cette situation dans laquelle dans les économies mixtes ou planifiées on gère en considérant que les limites budgétaires ne sont pas strictes. Il en résulte une inefficacité généralisée et croissante. Et il suffit de fréquenter le secteur public pour y relever une gestion souvent médiocre. Les élus radins qui gèrent les finances au plus juste sont moins souvent réélus que ceux qui promettent monts et merveilles.

Et il n'y a guère de solution à ce problème. Privatiser les activités publiques revient le plus souvent à se retrouver avec la cupidité du privé jointe à la gestion médiocre du public. Raboter les dépenses publiques revient le plus souvent à conserver les gaspillages et à réduire les dépenses utiles. A droite, la mauvaise gestion n'est pas un problème si elle enrichit le secteur privé. A gauche, critiquer la mauvaise gestion publique est rapidement perçu comme un dénigrement sournois du secteur public. La dénonciation rituelle de la dette ne sert que de prétexte.

Mais il y a aussi probablement un aspect culturel: nous n'avons pas la culture de frugalité publique, d'intégrité, que l'on trouve dans cette Europe du Nord sur laquelle nous fantasmons tant. Dexia, la faute à tout le monde.