Villeroy de Galhau : conflit d'intérêt à la Banque de France?

Pétition d'économistes

150 économistes dénoncent le choix de François Villeroy de Galhau par François Hollande, pour remplacer Christian Noyer à la tête de la Banque de France. Selon la pétition, la compétence de la personne - et même la personne elle-même - n'est pas en cause; c'est le fait qu'il lui sera bien difficile d'être le régulateur indépendant des banques françaises, en particulier de BNP-Paribas, après autant de temps passé à défendre (légitimement) les intérêts de son employeur. Il aurait été préférable de choisir Benoît Coeuré, actuellement à la banque centrale européenne, au profil plus académique.

Les défenseurs de ce choix (et lui-même) déclarent eux que Villeroy de Galhau est d'une impeccable intégrité, qu'il abandonne tous ses intérêts financiers dans BNP-Paribas, qu'il s'abstiendra dans les décisions qui portent sur son ancien employeur; et que les missions de régulation bancaire ont été transférées à la Banque Centrale Européenne, limitant l'impact du gouverneur de la Banque de France. Qu'en penser? Cette nomination est-elle vraiment un problème?

La capture du régulateur

Les économistes appellent capture du régulateur la situation dans laquelle une agence gouvernementale chargée de contrôler un secteur, au lieu d'agir dans l'intérêt du public, finit par agir dans l'intérêt exclusif du secteur qu'elle est sensée contrôler. C'est un sujet qui a été bien étudié, avec de nombreux exemples. Ce phénomène de capture peut survenir pour deux types de raisons:

  • la capture financière : lorsque le revenu personnel du régulateur dépend du secteur qu'il doit contrôler. Lorsque le régulateur quitte son emploi, il peut retrouver un emploi très lucratif dans le secteur qu'il contrôlait; bien entendu, ses chances d'être recruté dépendent de sa bienveillance lorsqu'il était régulateur.
  • la capture idéologique : Celle-ci est plus subtile. Le contrôleur passe son temps avec des gens dont il est chargé de surveiller le comportement. Souvent, ils partagent des études communes (le régulateur nucléaire a étudié la physique, comme l'ingénieur qui construit des centrales), un intérêt commun pour leur métier; et tout simplement, quand vous côtoyez des gens à longueur de journée, il est difficile de ne pas les trouver sympathiques, d'adhérer à leur idéologie ou à leur argumentation: nous sommes des animaux sociaux. Il est difficile d'appeler "frauduleux" le métier que vous avez pratiqué pendant des années. Dans ces circonstances, subtilement, le régulateur va basculer dans le camp de ceux qu'il doit contrôler.

On a tendance à trop penser à la première forme de capture, et chercher des intérêts financiers, réels ou supposés. L'explication de la "corruption par l'argent" est à la fois la plus confortable intellectuellement et la plus facile à justifier par des éléments tangibles (versements d'argent, emplois exercés). Mais la seconde est probablement la plus importante. La défense de ViIlleroy de Galhau porte sur la première forme de capture, montrant qu'il n'aura plus d'intérêts financiers en jeu et qu'il ne s'occupera pas de son ancienne banque.

Mais le vrai problème est celui de la capture idéologique, contre laquelle il est bien difficile de se protéger. Sans même poser la question de la bonne foi de Villeroy de Galhau ou contester son intégrité, il est légitime de s'interroger.

Compétence ou capture?

Le risque de capture, l'indépendance, devraient être un facteur important de choix; mais il n'y a pas de raison que ce soit le seul. Un président de banque centrale doit être également compétent et disposer d'un poids suffisant pour s'imposer dans sa fonction. Dans de nombreux pays, l'expérience dans une banque privée n'est pas considérée comme un handicap pour devenir président de banque centrale; On peut penser à Mario Draghi, passé par Goldman Sachs avant de devenir président de la banque d'Italie puis de la BCE, et dont le fils est trader taux chez Morgan Stanley; Ou à Mark Carney, actuel président de la Banque d'Angleterre. Quoi que l'on pense de leur façon de faire leur travail, elle ne semble pas compromise par leurs anciens emplois.

On pourrait dire aussi que la capacité de Villeroy de Galhau à faire passer sa candidature malgré ses handicaps témoigne d'une belle capacité à imposer ses vues au pouvoir politique, une qualité importante pour un président de banque centrale indépendante. On peut même imaginer que précisément, parce qu'il sait qu'il est très surveillé étant donnée son ancienne fonction, il mettra d'autant plus d'ardeur à construire sa légitimité en étant sévère vis à vis du secteur bancaire.

On peut enfin noter que l'absence d'expérience bancaire n'est pas une garantie; la capture du régulateur peut passer par d'autres voies. Mervyn King, ancien gouverneur de la banque d'Angleterre, est passé complètement à côté de la bulle immobilière nourrie par le secteur bancaire britannique; il n'avait eu auparavant aucun lien avec le secteur bancaire.

Même chose pour Alan Greenspan, qui n'avait jamais été banquier privé avant de devenir gouverneur de la fed. Son prédecesseur Paul Volcker est considéré comme l'un des meilleurs banquiers centraux du 20ième siècle, et est particulièrement critique envers le secteur bancaire, alors qu'il a travaillé à Rothschild et Chase Manhattan.

Enfin, le manque de vigilance de Jean-Claude Trichet dans l'affaire du Crédit Lyonnais n'est pas venue d'une capture par le secteur bancaire (il a toujours travaillé dans la haute administration ou les cabinets ministériels), mais plutôt des relations particulières qui règnent entre inspecteurs des finances. Il lui paraissait inconcevable que le brillantissime Jean-Yves Haberer puisse commettre des irrégularités.

Et si la vraie capture était ailleurs?

De plus, à se focaliser sur la personnalité du président de banque centrale, on néglige d'autres facteurs, bien plus importants, qui permettent aux banques de faire passer leur discours et d'empêcher la mise en place de réglementations trop sévères.

Le premier facteur est l'attitude de l'administration dans son ensemble. Aux USA, l'affaire Carmen Segarra a montré le degré d'autocensure qui règne au sein de la Fed de New York, à tous les échelons, et qui empêche d'agir agressivement envers les banques. Lorsqu'elle a souhaité demander de simples explications à une banque, cette ancienne employée a vu tous ses supérieurs édulcorer ses questions pour finalement ne rien demander du tout. C'est un problème fréquent dans les bureaucraties : chaque niveau hiérarchique, pour se protéger, tend à cacher les problèmes; au bout du compte, la direction de l'administration régulatrice, quelle que soit son attitude, est aveugle.

Et il y a peut-être de bonnes raisons à cela. Le secteur bancaire et financier d'un pays, qu'on s'en réjouisse ou non, est probablement l'industrie stratégique par excellence. La puissance du secteur financier américain est utilisée sans cesse par le gouvernement ou la justice américaine pour imposer ses vues au reste du monde. Jamais la Suisse, ou les autres paradis fiscaux, n'auraient mis fin au secret bancaire sans la menace d'être coupés du système financier américain. C'est pour avoir accès au système financier international que l'Iran a accepté de négocier sur son programme nucléaire. Cette puissance américaine a aussi fait céder la FIFA, peut imposer des amendes aux banques étrangères ou à des gouvernements.

Il est clair que la politique économique française a été lourdement influencée par l'ancien président de BNP-Paribas Michel Pébereau; la façon dont les banques françaises ont été soutenues pendant la crise financière, la gestion de la crise grecque sous Nicolas Sarkozy, portent sa marque. Mais c'est parce que l'idée que l'intérêt de la France et celui de ses grandes banques est le même est largement répandue, et qu'elle n'est pas fausse. On peut le déplorer, mais la puissance française serait fortement pénalisée si les grandes banques nationales étaient affaiblies, plus que pour tout autre secteur d'activité.

A ce titre, on peut comprendre que Villeroy de Galhau ne comprenne pas ses critiques : S'il ne voit pas de problème dans le fait de passer de cabinets ministériels à la banque puis la Banque Centrale, c'est qu'il est persuadé qu'il y a une ligne directrice dans cette trajectoire : défendre l'intérêt national français. C'est une attitude extrêmement commune dans la haute administration de Bercy.

Changer le processus de désignation?

Dans ces conditions, on peut penser raisonnablement que Villeroy de Galhau ou non, cela n'aurait pas changé grand-chose à la situation. On peut même se demander si les économistes signataires de la pétition, ne sont pas, eux aussi, victimes de leurs affinités. A titre personnel, je me sens bien plus favorable à Benoît Coeuré, concurrent de Villeroy de Galhau; mais je ne peux pas m'empêcher de me demander quelle part de cette faveur provient d'une forme de proximité intellectuelle. Il est économiste académique; j'utilise depuis des années son excellent manuel sur la politique économique. Suis-je vraiment objectif?

C'est pour cela que cette affaire ne doit pas être l'occasion d'un conflit entre les partisans de l'un ou de l'autre, mais d'une questionnement sur la façon dont ces désignations s'effectuent. la désignation de Villeroy de Galhau tient beaucoup plus aux intrigues de cour, aux jeux d'influence, qu'à la véritable question de la compétence. Le fait qu'il soit choisi malgré le risque de conflits d'intérêts, mis sur la place publique, est une façon pour le pouvoir de dire le peu d'intérêt qu'il porte à ces questions. Les réseaux et l'endogamie prime: c'est le message. Et ce n'est pas un cas isolé.

Mais notre époque ne se satisfait plus de ce genre de procédure opaque, de désignation par fait du Prince; la mainmise d'une caste sur le pouvoir. En mettant sur la place publique cette désignation, la pétition des économistes peut contribuer à la mise en place d'un processus plus transparent. Il faudra du temps pour changer les habitudes françaises.