L'indice Nasdaq a atteint 5000, valeur jamais atteinte depuis 2000, juste avant l'explosion de la bulle internet. Pinterest est valorisé 9.369 milliards de dollars; Whatsapp et ses 55 employés a été racheté par Facebook pour 19 milliards de dollars. Ces valorisations énormes ont-elles un sens? annoncent-elles une bulle financière en formation? explication.
Il y a beaucoup d'argent...
On se focalise sur les entreprises de la technologie et le Nasdaq, mais elles ne sont pas les seuls actifs dont la valeur augmente considérablement. L'ancien basketteur Michael Jordan est ainsi devenu milliardaire cette année: le club des Charlotte Hornets, qu'il a racheté pour 275 millions de dollars en 2010, en vaut aujourd'hui 725. Ou regardez l'évolution des records de vente des tableaux de maître : 100 millions de dollars en 2004, 150 en 2006, plus de 300 millions pour un Gauguin vendu récemment. Le marché de l'art dans son ensemble bat des records. Ou regardez l'immobilier : dans certaines villes, en particulier Londres, mais aussi en Espagne et au Portugal, les prix augmentent, sous la pression des acheteurs étrangers.
Les entreprises cotées au Nasdaq rapportent de l'argent, ou peuvent en rapporter un jour; la hausse des prix immobiliers ne s'explique pas par le fait que les logements deviennent plus confortables, et les tableaux ne deviendront pas plus beaux en coûtant plus cher. Les prix élevés de ces actifs s'expliquent par le fait que des masses considérables de capitaux se portent sur des actifs en quantité limitées (le nombre de tableaux de maîtres, la superficie des villes attractives, le nombre de licences NBA, tout cela n'est pas extensible).
D'où viennent ces capitaux? Dès 2006, dans un discours célèbre, l'ancien président de la fed Ben Bernanke constatait que le monde était noyé sous une surabondance d'épargne. L'enrichissement dans les pays émergents, des facteurs démographiques (le vieillissement des populations dans les pays développés), la politique économique des pays mercantilistes (Allemagne, Chine), mais aussi les fortes inégalités de revenus (il est très difficile de dépenser tout son argent quand on est immensément riche : le taux d'épargne des riches a donc tendance à être élevé, et la montée des inégalités augmente l'épargne) : tous ces facteurs contribuent à mettre des capitaux considérables sur les marchés.
Et ces capitaux ont bien de la peine à trouver des rendements. Les rendements des obligations sont faibles, voire négatifs, sous l'effet cumulé de faibles perspectives de croissance économique et des politiques de "quantitative easing" des banques centrales qui cherchent à relancer l'activité en faisant baisser les taux d'intérêt à long terme.
... Et peu d'actifs à acheter
Dans ces conditions, les capitaux en quête de rendements se dirigent vers des actifs plus risqués, mais potentiellement plus rémunérateurs. Les secteurs nouveaux ne fonctionnent pas comme les anciens. Dans des activités "traditionnelles", on a des informations qui permettent d'anticiper raisonnablement les rendements. L'incertitude est bien plus grande pour le secteur technologique : on ne sait pas quels produits ou entreprises auront du succès dans l'avenir; mais ceux qui auront du succès gagneront énormément d'argent. Il faut alors diversifier énormément ses placements dans ce secteur, en considérant que l'essentiel de ce qu'on achètera sera un échec, mais que ces échecs seront compensés par quelques succès majeurs : 10 canards boiteux pour un Microsoft. Il faut donc saupoudrer ses placements en essayant de ne rien rater. Résultat, sur ces marchés, les acheteurs ne veulent rien louper.
Et les propriétaires d'entreprises technologiques mises sur le marché en jouent. L'objectif n'est souvent pas tant de financer leur activité que d'en retirer le plus de liquidités possibles. On met donc sur le marché une petite quantité du capital de l'entreprise en essayant d'attirer le plus grand nombre d'investisseurs possibles. Supposez par exemple qu'une start-up XXXX mette sur le marché 10% de son capital et attire pour cela 2000 investisseurs qui mettent 1 million chacun; pour chacun d'eux, cela constitue une petite somme (s'ils la perdent, ils s'en remettront), qui peut éventuellement rapporter très gros. Au total, les 10% du capital de l'entreprise seront vendus pour 2 milliards de dollars. Et cela donnera les gros titres : "l'entreprise XXX est valorisée 20 milliards de dollars! Autant de publicité gratuite pour l'entreprise, qui lui permettra d'asseoir sa position.
Alors, bulle ou pas bulle?
Le problème de ce genre de configuration - peu d'actifs à acheter, beaucoup de capitaux pour les acheter - c'est que cela est propice à la création de bulles financières, de situations dans laquelle tout le monde achète parce que les prix montent, et les prix montent parce que tout le monde achète, jusqu'à ce que cela éclate. Dans les années 2000, les capitaux en quêtes de rendements sûrs se sont rués sur les actifs structurés issus des crédits subprime, avec les conséquences que l'on sait. A la fin des années 90, n'importe quoi affublé d'un .com atteignait des valorisations stratosphériques. Mais s'il était facile de déceler le moment ou l'on passe de cours élevés mais plausibles à une bulle, et le moment ou la bulle va éclater, nous serions tous riches. Tout le monde rêve d'acheter au plus bas et de revendre au plus haut juste avant la chute, mais c'est plus facile à dire qu'à faire. La majorité de ceux qui prétendent "avoir prévu les bulles" se contentent d'avoir répété chaque année qu'il y en avait une, jusqu'à finir par avoir raison, comme une montre arrêtée qui donne l'heure juste deux fois par jour. En attendant, les valorisations ne semblent pas complètement absurdes.
Selon l'économiste Rudiger Dornbusch, spécialiste des crises financières, l'apparition d'une bulle se fait selon 5 phases. A la troisième phase, "des économistes très intelligents, étonnés par la durée de la surévaluation, développent des théories expliquant que cette fois-ci, les choses sont différentes, et que finalement, la surévaluation est peut-être cette fois vouée à durer éternellement et être soutenable". L'article que vous êtes en train de lire (et d'autres sur le même sujet) pourrait donc s'interpréter comme précurseur de cette étape. Vous voilà prévenus.