Après des années d'écrits sur la dette publique, je suis arrivé à une conclusion : tout le monde, en réalité, se fiche de la dette publique.
Cela peut sembler paradoxal. Parce que la dette publique, tout le monde en parle, tout le temps. Pour les uns elle va ruiner nos enfants. Pour d'autres, il suffit de ne pas la payer pour que tout aille bien. Il y a des ONG qui en font " l'audit citoyen" pour décider à trois décimales près quelle fraction on daignera payer (il faudrait que je pense à en parler à mon banquier). Il y a même des théories du complot sur la dette publique, reprises par des gens plus ou moins sérieux.
Mais ce que montre l'expérience, c'est que lorsque quelqu'un vient vous parler de la dette, il a toujours quelque chose en tête : la dette n'est pour lui qu'un prétexte.
Le test de la dette publique
Si vous ne me croyez pas, quand quelqu'un vient vous parler du problème de la dette, posez-lui la question suivante. s'il est plutôt à droite, demandez-lui de combien il faudrait augmenter l'impôt sur la fortune, ou l'impôt sur le revenu, pour atteindre un niveau souhaitable de dette et de déficit public. S'il est plutôt à gauche, demandez-lui combien de postes d'enseignants ou d'infirmières à l'hôpital il serait judicieux de supprimer pour faire disparaître la dette et le déficit.
Vous verrez, ça marche à tous les coups. La personne de droite vous dira immanquablement qu'augmenter les impôts n'est pas une solution, que le vrai problème de la dette vient de l'Etat qui dépense inconsidérément, qu'il faut avant tout réduire la dépense publique. La personne de gauche vous dira que la priorité est de faire payer ceux qui ne paient pas leurs impôts, qu'il faut renégocier la dette, la faire monétiser par la banque centrale, ou autre solution : mais certainement pas diminuer la dépense publique ou les prestations sociales. En somme, pour chacun d'eux, la dette n'est que le prétexte pour parler de ce qu'ils considèrent comme les vraies questions importantes.
Vous ne me croyez pas? Alors regardez l'institut de l'entreprise, qui twittait hier (voir l'image qui illustre ce post) "dette publique : pourquoi il faut la réduire dans l'intérêt de tous" avec un lien à cliquer. Vous cliquez sur le lien et que trouvez-vous? un long papier intitulé "pourquoi il faut réduire la dépense publique, dans l'intérêt de tous". Soyons clairs : vouloir réduire la dépense publique en France, qu'on soit d'accord ou non, est une idée tout à fait respectable, qui ne manque pas de mérites. Mais il est manifestement plus facile d'attirer le chaland en parlant de la dette qu'en annonçant directement la couleur.
Ou prenez Benoît Hamon, qui a récemment fait scandale en envisageant publiquement de renégocier la dette publique. En réalité il parlait d'autre chose : la construction d'un "gouvernement économique de la zone euro" qui gérerait une dette européenne mutualisée : c'est une idée présentée depuis quelques temps par Piketty, qui est son conseiller pour les questions européennes. L'idée de mutualisation partielle des dettes est quant à elle une idée avancée il y a 5 ans par Jacques Delpla et Jakob Von Weizsäcker sans avoir jusqu'à présent convaincu.
Dans les deux cas, la dette a le même usage : attirer l'attention sur un autre problème. Les questions institutionnelles en zone euro n'intéressent pas beaucoup le grand public (et c'est déplorable); peu de gens ont vraiment envie de rentrer dans le détail de la réduction de la dépense publique. Sans la dette, ces sujets attireraient moins l'attention.
Et vous verrez que cela marche à tous les coups : quand quelqu'un vous parle de la dette publique, en réalité, il parle d'autre chose.
Autre point notable : la préoccupation vis à vis de la dette est souvent à géométrie variable. Aux USA, les républicains sont très soucieux de la dette, jusqu'à ce qu'ils arrivent au pouvoir, à partir de quoi ils sont surtout préoccupés de réduire les impôts. Ce genre d'esprit partisan vaut d'ailleurs aussi chez les démocrates, qui ne sont jamais si soucieux des déficits que face aux plans de baisses d'impôts républicains.
Y a t'il un vrai problème de la dette?
Il y a pourtant des pays qui souffrent à cause de leur dette : tous les pays de la zone euro qui ont subi de plein fouet les conséquences de la crise, à commencer par la Grèce. Mais leurs problèmes ne viennent pas vraiment de la dette en soi, plutôt de la zone euro elle-même, de son fonctionnement et des politiques qui en résultent. Le Japon supporte un niveau d'endettement nettement plus élevé que tous les pays de la zone euro, sans que cela le pénalise particulièrement. Les dettes sont la conséquence de ces dysfonctionnements de la zone euro, même s'il faut le répéter souvent.
De manière plus générale, la dette est une manière de financer les dépenses publiques, comme les impôts, qui présente des avantages et des inconvénients, comme les impôts aussi. Elle a un coût : les intérêts que le gouvernement doit payer. Elle implique un risque : si les investisseurs refusent d'un coup de racheter la dette lorsqu'elle est renouvelée, le pays doit instantanément égaliser dépenses publiques et recettes, ce qui se fait dans la douleur.
Mais vouloir supprimer la dette instantanément sous prétexte que dans un lointain futur on pourrait être obligé de le faire douloureusement n'est pas plus convaincant que de recommander à tout le monde d'arrêter de boire de l'alcool sous prétexte qu'il est possible de devenir alcoolique.
La critique de l'endettement public est pétrie de contradictions. D'un côté la dette est présentée comme une "facilité" qui permet aux gouvernants de satisfaire leurs instincts dépensiers : de l'autre les investisseurs qui achètent la dette sont présentés comme des croquemitaines (étrangers, bien sûr) prêts à nous dévorer. La réalité est plus simple : les acheteurs de dette souhaitent être remboursés, et font attention à la façon dont le gouvernement qui s'endette se comporte. Ils jouent donc un rôle de garde-fou.
La vraie question
Si vous pensez que les dépenses publiques sont trop élevées, ou peu efficaces, en France, pensez-vous que la situation serait meilleure si ces dépenses étaient intégralement financées par l'impôt, sans endettement public? C'est peu probable. Premièrement, il est toujours possible à un gouvernement d'augmenter les impôts, même si c'est douloureux; politiquement, il suffit de choisir soigneusement les personnes qui vont supporter l'essentiel de cette hausse d'impôts, parmi les adversaires politiques.
Deuxièmement, si la dette publique a un coût, les taxes en ont un aussi. Elles réduisent les incitations à produire et travailler, et au bout du compte la croissance. Et ce coût est pire que celui de l'endettement, parce qu'il est beaucoup plus insidieux et invisible, contrairement au cout de la dette qui apparaît explicitement dans les comptes publics.
Il est parfaitement légitime de s'interroger sur le montant et l'efficacité des dépenses publiques en France, de bonnes raisons de penser qu'il serait aisé de faire aussi bien en dépensant moins. Mais aborder ce sujet uniquement sous l'angle de la dette et de l'urgence de la réduire ne conduit qu'à des absurdités. Car depuis que l'on s'excite sur la dette à grands coups de compteurs et de discours alarmistes, il ne s'est très exactement rien passé. Il serait temps de débattre de manière adulte et responsable de la dépense publique, mais je ne retiens pas ma respiration en attendant.