Le débat des systèmes économiques
Le débat des systèmes économiques est un épisode un peu lointain, et aujourd'hui largement oublié, de l'histoire de la pensée économique, intervenu pour l'essentiel entre les années 1930 et 1950. Il s'agissait à l'époque de savoir comment un système économique socialiste, une économie centralement planifiée, pourrait fonctionner. Pour les uns, il s'agissait de montrer que le socialisme ne pouvait pas fonctionner; pour d'autres, la question était de savoir quelles institutions et mécanismes économiques étaient nécessaires pour permettre le bon fonctionnement d'une économie socialiste.
Ainsi par exemple, Oskar Lange et Abba Lerner décrivaient une économie socialiste dans laquelle les firmes, détenues par l'Etat, se retrouveraient contraintes de fonctionner comme si elles étaient en situation de concurrence, c'est à dire, sans avoir la possibilité de manipuler les prix à leur avantage; ils proposaient un gouvernement se comportant comme un commissaire-priseur pour déterminer les prix concurrentiels, comme dans le modèle de concurrence parfaite Walrasien. Selon eux, dans un tel contexte, une économie socialiste serait même plus efficace qu'une économie capitaliste; Lange relevait que les situations de monopole, sources d'inefficacités, étaient nombreuses dans les économies capitalistes et qu'une économie socialiste, ironiquement, était plus à même de réaliser l'efficacité promise par la concurrence parfaite que le capitalisme et la propriété privée.
La réponse apportée à ces idées par l'économiste Friedrich Hayek est synthétisée dans un article paru dans l'American Economic Review en 1945, "the use of knowledge in society" (l'utilisation de la connaissance dans la société). Au lieu de se poser la question de l'efficacité économique en termes d'optimum, comme le font les économistes de son époque, il place le débat sous l'angle de ce que l'on appelerait aujourd'hui l'économie de l'information.
La connaissance est pour Hayek de deux types. Il y a d'un côté la connaissance scientifique, Celle qui peut être formalisée, mesurée, et transmise. Pour celle-là dit-il, il est possible de confier la décision à des experts - le problème devient alors celui de la sélection et du processus de désignation de ces experts qui vont exercer le pouvoir. Mais ajoute Hayek, nous avons tendance à surestimer la connaissance "scientifique" et sous estimer d'autres formes de connaissances, qu'il appelle la connaissance des circonstances particulières du temps et du lieu. Il sous-entend par là toutes les connaissances difficiles à formaliser mais indispensables, qui sont détenues par des individus particuliers dans le contexte du moment. Hayek prend l'exemple des métiers, de l'écart énorme qui existe entre l'apprentissage théorique des techniques nécessaires, et la pratique concrète qui nécessite de connaître les gens, les lieux d'exercice, tout un contexte spécifique que l'on ne découvre que progressivement et qu'on serait bien incapable de décrire en totalité. Quiconque a essayé de démonter le pédalier d'un vélo, ou d'installer un meuble Ikea, de faire pousser des légumes dans son jardin, à l'aide exclusive d'un manuel, verra ce que cela signifie.
Pour Hayek, le mécanisme de marché permet bien plus de faire usage de cette connaissance locale indispensable, qu'une économie planifiée dans laquelle avec les meilleures intentions du monde, les planificateurs ne pourront pas recevoir cette information, par nature locale et impossible à transmettre faute de formalisation. Cette manière de considérer le marché comme mécanisme de transmission et de traitement de l'information est aujourd'hui banale en économie : à l'époque, elle était inédite.
Rétros contre pédagos
Difficile de manquer, lors de cette rentrée scolaire, le nouveau ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, tant sa présence médiatique est conséquente. Taille des classes, neurosciences, âge d'apprentissage de la division, contenu des programmes d'histoire, laïcité, utilisation du téléphone portable, méthode syllabique et prédicat (ne demandez pas...), on ne compte plus les sujets sur lesquels il a un avis. Il y a ceux qui adorent, qualifiant tout cela de "retour au bon sens" dans une éducation nationale tenue depuis trop longtemps par ceux qu'on surnomme alors les "pédagos" (ou autres termes nettement moins gentils); Il y a ceux qui détestent, trouvent le ministre "rétrograde" et condamnent son recours aux vieilles ficelles.
Le débat entre "rétros" et "pédagos" est un grand classique des questions éducatives en France, et tout le monde a un avis sur la question, le plus souvent fondé sur un échantillon constitué de leur expérience passée et de celle de leurs enfants, facilement généralisable comme chacun sait à la France entière. Ceux-là mêmes qui condamnaient l'autoritarisme de la ministre précédente ne trouvent rien à redire lorsque le même autoritarisme est mis au service de leurs idées; réciproquement, ceux qui condamnent cet autoritarisme aujourd'hui étaient bien moins diserts auparavant. L'autoritarisme ne dérange pas en tant que tel, mais seulement lorsqu'il va dans la direction qui nous déplaît.
Mais bien peu de gens sont étonnés par un système dans lequel c'est le ministre qui du haut du ministère a des idées sur la façon d'enseigner qui devrait prévaloir dans les dizaines de milliers d'établissements scolaires. Oh, bien sûr, comme toujours, le ministre répète les mantras de la "confiance dans la compétence des équipes locales" et autres "acteurs du terrain". Mais comme toujours, la confiance aux acteurs du terrain ne vaut que s'ils décident par eux mêmes de faire ce qu'on a déjà décidé qu'ils doivent faire.
La "connaissance particulière du temps et du lieu" comme dirait Hayek, est totalement absente de ces discussions plus ou moins savantes sur l'éducation. Les gens qui enseignent se retrouvent ainsi ballotés, au gré des alternances politiques, d'idées bien tranchées à d'autres, dans lesquelles la préoccupation principale des nouveaux arrivants est de détruire tout ce qui a été fait par les précédents, jusqu'à la prochaine vague dans l'autre sens. Ceux qui n'en peuvent plus, tout simplement, vont voir ailleurs.
La fin de l'anarchisme bureaucratique
On dira que ce n'est pas nouveau dans l'éducation nationale française : dans l'école de Jules Ferry, il s'agissait de fabriquer des français et d'éradiquer les particularismes locaux, et tout les enfants, de Dunkerque à Tamanrasset, devaient apprendre que leurs ancêtres étaient gaulois.
Mais les instituteurs avaient en pratique bien plus de capacité d'adaptation aux conditions du temps et du lieu qu'on ne le pense. C'est une caractéristique bien identifiée du modèle français, décrite abondamment par Michel Crozier ou Philippe d'Iribarne. La présence de règles strictes a toujours été accompagnée d'un choix de la part des personnels des règles que l'on choisit d'appliquer, et de celles que l'on choisit d'ignorer. Ce mélange de règlements tâtillons et d'employés qui décident par eux-mêmes de ce qu'ils en font est un particularisme qui surprend toujours les étrangers en France; c'est aussi un particularisme menacé, alors que l'éthique professionnelle est de plus en plus remplacée par le management et les contrôles formels. Ce mouvement est visible dans les grandes entreprises comme dans les administrations.
Dans l'éducation nationale, les instituteurs professeurs des écoles, les enseignants en collège et lycée, sont bien plus contrôlés, soumis à évaluations, qu'ils ne l'étaient auparavant; la politisation du débat sur l'école, les angoisses parentales face à l'avenir de leur progéniture, ne font qu'ajouter à la pression extérieure qui s'impose sur leur métier. Et plus le contrôle externe qui s'exerce sur une organisation est grand, plus celle-ci se formalise. Les nouvelles technologies, qui privilégient l'information formalisable, poussent dans le même sens.
Accroître le prestige des enseignants, placer le pouvoir au niveau local, limiter les directives venues du haut, favoriser l'expérience et les pratiques locales a probablement plus de chances de succès que l'opposition stérile entre scientisme, traditions et sciences de l'éducation. L'air du temps préfère les grandes théories.