Mercredi dernier, la Bundesbank a annoncé son intention de rapatrier la totalité de l'or qu'elle détient stocké à la banque de France (374 tonnes) et une bonne partie (300 tonnes environ) de ce qu'elle détient aux USA, à la réserve fédérale de New York, d'ici 2020. Dès qu'il s'agit d'or, ce genre de chose est interprété comme un évènement de la plus haute importance. Même l'éditorialiste économique du Telegraph Ambrose Evans-Pritchard, d'ordinaire mieux inspiré, voit là un évènement majeur, de l'ampleur de la décision de de Gaulle à la fin des années 60 qui avait mis fin au système de Bretton Woods, qui préfigure le retour de l'étalon-or. Comme le rappelle Tim Harford, parler d'or conduit à quitter le domaine de la raison pour entrer dans l'asile psychiatrique.
Corriger une aberration historique?
L'Allemagne n'est pas la seule à rapatrier tout ou partie de son or détenu à l'étranger : le Venezuela a fait de même l'an dernier. On peut comprendre les raisons du gouvernement venezuelien, qui craignait de voir son or (qui se trouvait en Angleterre, aux USA et en France) saisi suite à des tensions géopolitiques. Mais l'Allemagne?
Pour se justifier, la Bundesbank évoque le poids de l'histoire. L'essentiel de son stock d'or actuel a été constitué dans les années 50, lorsque le pays en pleine reconstruction a commencé à connaître de forts excédents commerciaux. Le système de Bretton Woods lui permettait de convertir ses stocks de devises en or, ce qu'elle a fait pour partie. Mais étant donné le risque d'une invasion par l'Union Soviétique, elle avait préféré garder ses avoirs en or dans des banques centrales étrangères plutôt que de les rapatrier.
L'accumulation d'or par l'Allemagne se passait de la façon suivante : dans les caves des banques centrales française, anglaise ou américaine, un manutentionnaire déplaçait quelques lingots dans le coin "Allemagne" au fur et à mesure des achats allemands (ou plus probablement, il laissait les lingots au même endroit, se contentant d'enregistrer le changement de propriétaire). Résultat : 98% des réserves d'or allemandes étaient hors d'Allemagne à la réunification.
Le pays avait déjà rapatrié une partie de ses avoirs en or au début des années 2000, notamment celui qui se trouvait à la Banque d'Angleterre, qui lui faisait payer des droits de garde de 500 000€/an, contrairement aux autres pays.
Pour justifier le rapatriement du moment, la Bundesbank fait remarquer que depuis le passage à l'euro, elle n'a plus besoin de réserves d'or à la Banque de France puisqu'elle n'aura plus besoin de changer des marks en francs; par ailleurs, la crainte d'une invasion soviétique étant moindre, il n'est plus nécessaire de conserver autant d'or à la réserve fédérale de New York.
La machine à fantasmes
Ces raisons à elles seules ne suffisent pas à expliquer cette décision de rapatriement - et surtout son caractère public. Les mouvements d'or se font en général dans la plus grande discrétion, et ne sont annoncés qu'une fois effectués, pour raisons de sécurité : inutile d'attirer l'attention lorsqu'on déplace des tonnes d'or sur des milliers de kilomètres. D'autre part, l'intérêt de réserves d'or est, au cas où, de pouvoir les convertir en devises étrangères : pour cela, il est plus simple (et moins coûteux...) de les détenir à l'étranger.
Cela éveille donc la machine à fantasmes : une recherche rapide permet, chacun pourra le constater, de voir que ce rapatriement d'or est très largement repris sur les sites complotistes et donne lieu à toutes sortes "d'analyses". L'Allemagne voudrait en fait se prémunir contre la fin de la zone euro; son rapatriement annoncerait le retour d'un système de facto correspondant à l'étalon-or, mis en place avec les banques centrales des pays émergents, qui elles aussi rachètent de l'or; cela signifie la fin du statut de monnaie de réserve internationale du dollar, qui sera bientôt remplacé par l'or. Cette liste se limitant aux théories les moins farfelues.
Mais ces théories n'ont pas de sens. Comme on l'a indiqué, si on veut utiliser ses réserves d'or pour des échanges internationaux de devises, le lieu de détention n'a aucune importance; tant qu'à faire, il est même préférable de détenir son or à l'étranger pour faciliter ces transactions, plutôt que de devoir se livrer à des transferts d'or physique. Si l'Allemagne craignait vraiment une explosion de la zone euro, il serait préférable pour elle de conserver de l'or en France pour faciliter des conversions monétaires; ce rapatriement est plutôt une nouvelle encourageante sur les perspectives de survie de l'euro. Quant à la fantasmagorie d'un retour à l'étalon-or, elle néglige le fait qu'un étalon-or nécessite d'être appliqué par tous pour pouvoir fonctionner : à quoi bon garantir la convertibilité de votre devise en or si vous êtes le seul à le faire dans le monde?
Il est probable que le statut du dollar ne sera pas éternel : mais ce changement est très graduel et passe par une utilisation plus grande de devises alternatives (l'euro, le yuan...), pas par un retour à l'or, impossible pour des raisons politiques. Etant donnée la localisation des principales mines d'or du monde, un retour de l'étalon-or impliquerait en pratique de confier le pouvoir de création monétaire mondial à quelques oligarques russes ou à des syndicalistes sud-africains: la probabilité que les puissances internationales, quelles qu'elles soient dans l'avenir, acceptent ce genre de situation est très exactement égale à zéro.
La Bundesbank fait de la politique intérieure
Mais alors, pourquoi ce rapatriement? Il faut le chercher dans la politique intérieure allemande et les fantasmes nationaux. La crise de la zone euro a conduit l'opinion publique allemande, inspirée par quelques politiciens conservateurs, à une véritable paranoia sur le stock d'or national. L'équivalent allemand de la cour des comptes a demandé en octobre dernier l'établissement d'un inventaire du stock d'or du pays; des politiciens conservateurs et eurosceptiques se sont publiquement interrogés sur l'ampleur des réserves allemandes présentes à l'étranger, demandant leur rapatriement.
Cela a manifestement touché une corde sensible en Allemagne. On sait, depuis au moins Richard Wagner, que tout ce qui touche à l'or et à la monnaie nationale est rapidement un sujet très sensible en Allemagne. Pour la Bundesbank, rapatrier l'or national, et le faire publiquement, est donc une occasion de rassurer la population allemande qui craint très fort de voir sa banque centrale soumise aux contraintes de la zone euro, qui lui imposent de voir son comportement dirigé par un italien aux idées bizarres.
Certes, cela envoie un message déplaisant aux étrangers, à qui la Bundesbank indique qu'elle n'a pas confiance en eux pour garder son or; certes, cela obligera à des transferts d'or complexes, dangereux et coûteux; mais ce n'est pas cher payé pour une opération de relations publiques destinée à rassurer la population allemande sur sa banque centrale.
Et surtout, la perspective de tonnes d'or se déplaçant en secret vers l'Allemagne pourrait être une mine pour les scénaristes de films d'action. L'or des banques centrales a, après tout, toujours été une bonne source d'inspiration.