Il y a un mois, lors d'un discours à l'Institut des sciences morales et politiques, Jean Tirole aurait notamment déclaré, "qu'on ne pouvait pas se targuer de moralité quand on est contre le commerce des organes". La remarque a directement suscité des commentaires horrifiés, parmi lesquels "flippant" "divagation" sont probablement les plus gentils.
C'est un bien mauvais procès qui lui est fait. Premièrement, il ne fait que citer à cette occasion un propos de Gary Becker, pour rebondir sur la question plus générale de l'éthique et du marché; Mais surtout, dans ce débat, la position morale n'est pas forcément celle qu'on croit.
Les reins, une pénurie administrée
Il y a en France environ 76 000 personnes malades d'insuffisance rénale chronique terminale, c'est à dire dont les reins ont cessé de fonctionner. Pour survivre, ces personnes doivent soit être placées sous dialyse plusieurs fois par semaine, soit recevoir une greffe de rein. Le greffon peut provenir d'une personne décédée (84% des greffes) ou d'un donneur vivant (16% des cas) qui donne l'un de ses reins, le plus souvent un membre de la famille. Les perspectives de survie sont de 5 ans pour les personnes dialysées, qui sont par ailleurs lourdement handicapées par le traitement et doivent souvent arrêter de travailler; la dialyse ne filtre pas le sang aussi bien qu'un véritable organe. Les personnes greffées ont elles en moyenne une espérance de vie de 12 ans, avec une espérance plus élevée pour les bénéficiaires de don vivant. Les reins issus de personnes décédées deviennent en effet défaillants plus tôt - nécessitant une nouvelle greffe - que les reins issus de donneurs vivants. En France, un peu plus de la moitié des malades sont dialysés, l'autre moitié survit avec une greffe. Plus de 6 000 dialysés meurent chaque année, contre 538 greffés; le taux de mortalité des greffés est comparable à celui de la population générale.
Il y a plus de 12 000 personnes sur liste d'attente pour une greffe, et environ 3 000 greffes par an; L'inscription sur la liste d'attente pose de nombreux problèmes (inégalités régionales, discriminations envers les femmes, les obèses, ou les malades mentaux, inscription tardive réduisant le nombre de greffes préemptives) et sous-estime le nombre de bénéficiaires potentiels d'une greffe. Le nombre d'organes prélevés sur personnes décédées stagne, alors que le nombre de demandeurs ne cesse d'augmenter: le problème devient de plus en plus aigu. Un tiers des inscrits sur la liste est greffé dans l'année; 15% attendent plus de 5 ans. Etant données les perspectives de survie moyenne, la meilleure chance de progresser dans la liste d'attente est de voir d'autres demandeurs décéder avant vous. La mort de milliers de malades par an, et des critères administratifs, voilà comment est régulée la pénurie d'organes aujourd'hui.
Augmenter le nombre d'organes vivants n'est pas seulement un enjeu de santé pour les malades; c'est aussi un enjeu économique. Suivant les traitements, une dialyse coûte entre 50 000 et 90 000 euros par an; Une greffe coûte de son côté environ 50 000 euros, puis 13 000 euros par an de traitement les années suivantes (traitement anti-rejet). L'insuffisance rénale chronique coûte au total plus de 4 milliards d'euros par an - les deux tiers du budget de la justice, en guise d'ordre de grandeur.
Aux Etats-Unis, le prix Nobel d'économie Alvin Roth a développé des mécanismes d'allocation permettant de réduire la pénurie de reins en créant des donations "en chaîne"; Mais partout dans le monde, la pénurie d'organes est considérable, faute de dons en nombre suffisant.
Autoriser la vente de rein?
Partout dans le monde, sauf un pays improbable : l'Iran. L'Iran connaît le problème inverse : il y a trop de donneurs par rapport au nombre de bénéficiaires potentiels. Et ce, pour une raison simple : en Iran, les donneurs de reins sont payés.
Ce système de paiement est apparu dans les années 80. Le pays était sous embargo, ce qui limitait la capacité à recevoir le matériel permettant les dialyses. L'idée - considérée partout dans le monde comme répugnante, inacceptable - s'est imposée par nécessité: c'était cela ou voir des milliers de malades mourir chaque année faute de soins. Progressivement, le système a été régulé, et même s'il ne fonctionne pas idéalement aujourd'hui (pour une large part, parce que l'Iran est appauvrie par les embargos et la politique de ses gouvernements successifs) il fonctionne incomparablement mieux que partout ailleurs.
A ce stade de lecture, vous faites probablement une grimace dégoûtée, accompagnée peut-être d'une pensée du style "cela ne m'étonne pas de ces barbares d'iraniens". Le barbare, c'est toujours l'autre. Mais ce n'est pas si absurde que cela. On vit normalement avec un rein sur deux; l'ablation d'un rein est six fois moins dangereux que de servir de mère porteuse, le risque est du même ordre que la liposuccion. Le fait d'avoir un rein en moins n'accroît pas énormément les risques; la plupart des maladies rénales touchent les deux reins en même temps de toute façon. Il vaut mieux avoir cédé un rein dans un pays sans file d'attente (ce qui permet de bénéficier d'une greffe rapidement en cas de besoin) que d'avoir gardé ses deux reins dans un pays ou l'attente moyenne est de trois ans. L'exemple iranien montre que le fait de payer les donneurs accomplit ce que le don gratuit, et la présomption de donateur d'organes pour les personnes décédées, ne parvient pas à réaliser chez nous: cela guérit les malades. En Iran, les vendeurs sont payés environ 4000 dollars, et bénéficient ensuite d'un suivi médical gratuit à vie; Etant donnée la différence de niveau de vie, cela reviendrait environ à 15-20 000 euros en France - de quoi sauver de nombreuses vies tout en permettant à la Sécurité sociale de faire d'importantes économies, qui aideraient à soigner d'autres malades.
Où est la morale?
Nos sociétés répugnent à considérer la mort et la souffrance; on préfère se draper dans les certitudes morales. Le corps humain est inviolable et ne saurait faire l'objet d'un commerce, nous dit-on. C'est un beau principe, pourvu que vous n'ayez pas la malchance d'appartenir aux milliers de personnes qui meurent chaque année, ou qui subissent un traitement invalidant les privant d'une vie sociale, pour préserver ce principe immaculé.
Ce principe n'évite pas l'hypocrisie. Certains vont acheter illégalement des reins dans des pays pauvres; d'autres personnes cherchent des "amis" qui prétendent vouloir faire un don gratuit et se font payer sous le manteau. Une rapide recherche sur internet vous permettra de trouver une floraison d'offres illégales. En prétendant protéger les pauvres (qui seraient, comme c'est le cas en Iran, les vendeurs les plus nombreux) on crée la pire des inégalités : ceux qui peuvent s'offrir un organe illégalement ont plus de chances de survivre. Remplacer le trafic actuel par une rémunération garantie, par des soins offerts aux vendeurs de reins, améliorerait la situation de tous.
Quels sont les arguments moraux opposés? Le fait que tout ne doit pas faire l'objet d'un achat et d'une vente? C'est exact. Mais quelle est l'atteinte à la dignité humaine dans le fait de rémunérer une personne qui en sauve une autre? La crainte de la pente glissante, de commencer par les reins et d'arriver à la marchandisation généralisée du corps? Mais ce n'est pas parce que la prostitution est légale que l'esclavage le devient; Que l'on a le droit d'abattre un animal dans un abattoir pour le manger que torturer un chat sur internet est devenu légal. En Iran, seuls les reins font l'objet d'un commerce parce qu'ils s'y prêtent.
Le dégoût et l'inconfort que nous ressentons (moi y compris) face à ces questions? Mais en quoi devrait-il nous conduire à prôner l'interdiction? Après tout, nombre d'entre nous sont génés et mal à l'aise à l'idée d'avoir une relation homosexuelle; est-ce une raison pour les interdire? N'est-ce pas une manière, par émotivisme, de vouloir interdire quelque chose simplement parce que l'idée nous déplaît?
La posture morale des partisans de l'interdiction de vente de reins, en tout cas, n'est solide qu'en apparence, parce que le débat n'est jamais posé et la réponse paraît évidente. Lorsque votre posture morale vous conduit à obliger des milliers de gens à souffrir et à mourir, c'est vous qui avez à vous justifier. Et avec autre chose que votre dégoût.