Les entreprises françaises paient-elles trop de dividendes?

Benoît Hamon a récemment déclaré que le coût du capital était trop élevé, que les entreprises françaises versaient trop de dividendes, en particulier par rapport aux entreprises allemandes, qui ont baissé les leurs de 10% alors que les entreprises françaises les augmentaient de 50%. D'autres ont déploré que les entreprises privilégiaient le versement de dividendes - qui représentent 85% des bénéfices nets des entreprises - plutôt que l'investissement. Mais le lien est-il si évident?

Il est exact que les dividendes versés sont en hausse et les investissements des entreprises en baisse, comme le montre le graphique illustrant ce post de Jean Gadrey. Mais cela ne nous informe guère sur le sens des causalités. Il est possible effectivement que les actionnaires et le coût du capital étouffent les entreprises sous leurs demandes de dividendes, et que celles-ci n'ont dès lors plus les moyens d'investir. Mais il y a d'autres explications possibles.

Les dividendes, ça ne sert à rien

On parle beaucoup des dividendes, de leur versement, comme indicateur du pouvoir des actionnaires et de la finance; en réalité, les dividendes n'ont pratiquement aucune importance. Supposez une entreprise qui réalise 100 de profit; elle peut soit distribuer ces profits sous forme de dividendes, soit les garder dans son compte en banque.

Dans le premier cas, les actionnaires vont se partager 100. Mais rappelons que les actions sont un titre qui donne un droit au dividende ET un droit de propriété sur l'actif net de l'entreprise. Si celle-ci conserve son argent, la valeur de l'actif net augmente et la valeur de l'action aussi. C'est l'un des principaux résultats de la théorie financière : Les dividendes n'ont aucune importance. Les entreprises qui versent des dividendes élevés le paieront par un cours de bourse plus bas; les entreprises qui ne versent pas de dividende verront le cours de bourse augmenter, enrichissant d'autant les actionnaires.

Bien sûr, c'est la théorie financière, qui repose sur des hypothèses simplificatrices. Et il y a des raisons de penser que les dividendes sont une façon peu satisfaisante de rémunérer les actionnaires, par rapport à l'émission d'actions gratuites ou les rachats d'action. Mais il est douteux que la politique de dividende ait le moindre impact sur l'efficacité des entreprises, sur leurs investissements, et sur leur performance à long terme. De nombreuses entreprises n'ont versé aucun dividende pendant très longtemps et considérablement enrichi leurs actionnaires (l'exemple typique étant Microsoft).

Ironiquement, l'un des principaux responsables des forts dividendes versés... Est l'Etat. Pour lui en effet, les attributions d'actions gratuites ou les rachats d'action par les entreprises ne sont pas une option, puisqu'ils seraient immanquablement interprétés comme un désengagement. L'Etat français, qui par ailleurs manque d'argent, exige donc des taux de versement de dividendes plus élevés que la moyenne dans les entreprises qu'il contrôle.

L'absence d'opportunités d'investissement

En réalité, il semble que la causalité soit inverse. Parce que les entreprises investissent trop peu, elles voient leurs réserves de cash augmenter - les 975 plus grandes entreprises mondiales sont assises sur 2800 milliards de dollars. Ne sachant pas quoi faire de tout cet argent, elles finissent par le reverser aux actionnaires, faute d'autre usage.

A l'appui de cette idée, on peut constater que les entreprises allemandes versent peut-être de faibles dividendes, mais que cela ne les pousse pas franchement à investir : leur investissement est plus bas que celui des entreprises françaises, et en chute depuis 10 ans. Si vraiment la politique de dividende avait l'effet supposé sur l'investissement, on devrait observer l'effet inverse.

En fait, la baisse de l'investissement est un phénomène général, qui se constate depuis plusieurs années. Ben Bernanke remarquait dès 2005 que les opportunités profitables d'investissement étaient en train de se tarir. Comme le constate Chris Dillow, l'hypothèse du tarissement des opportunités d'investissement explique toute une série de paradoxes macroéconomiques. Larry Summers a récemment fait beaucoup de bruit autour du concept de "stagnation séculaire".

Comment L'expliquer? Après tout nous vivons une époque de changements technologiques, cela devrait encourager les entreprises à investir. Mais c'est tout l'inverse. Premièrement, le progrès technique actuel n'encourage pas l'investissement. Une entreprise comme Whatsapp est valorisée plus que Sony; la société qui a créé Candy Crush Saga est valorisée à 10 milliards de dollars. Or ces entreprises n'ont pas eu besoin d'investissements massifs pour atteindre ces valorisations, bien au contraire.

Dans le même temps, les évolutions technologiques mettent à mal des secteurs industriels entiers, pour les remplacer par des activités gratuites. La presse est mise à mal par la profusion de sites internet d'informations, les encyclopédies par wikipedia, etc. Le consommateur est gagnant de manière massive, ainsi que quelques entreprises de petite taille; mais les nouvelles techniques détruisent plus d'activités marchandes qu'elles n'en créent.

En somme, si les entreprises réduisent leurs investissements, C'est qu'elles ne savent pas dans quoi investir de manière rentable. Elles ont réalisé qu'innover ne paie pas; Elles restent donc assises sur des montagnes d'argent, acquis grâce aux investissements passés. Mais la rentabilité du passé ne garantit pas celle de l'avenir.

Que faire alors?

Il n'est pas certain que l'investissement privé soit durablement peu rentable, comme il l'est aujourd'hui. Keynes en son temps prévoyait ce genre de situation, et suggérait qu'une certaine "socialisation de l'investissement" pourrait être amené à y remédier. En langage clair, l'investissement public devrait suppléer à l"investissement privé.

Mais il n'est pas si facile à l'Etat d'identifier des investissements socialement rentables. La tentation est forte de privilégier des infrastructures coûteuses dont la rentabilité est bien peu garantie, comme Notre Dame des Landes. Ou alors, une "révolution énergétique verte" qui a surtout pour effet de se substituer aux investissements des entreprises, laissant le problème entier. Par ailleurs, les temps - et les contraintes européennes - ne sont guère favorables à l'investissement public, même rentable. Il est possible que l'Etat lui-même soit face au tarissement des opportunités d'investissement rentable, ou qu'il soit dans l'incapacité de les faire.

Plutôt que de reprocher aux entreprises leur frilosité et aux actionnaires leur cupidité (qui ont toujours existé) on devrait plutôt se demander comment s'adapter à une conjoncture dans laquelle, de manière durable, l'investissement sera faible.