Sur les plages de Lampedusa

Les frontières sanglantes de l'Europe

Le sénateur Marini a une qualité : lui, au moins, n'est pas hypocrite. En déclarant que les centaines de morts de Lampedusa lui faisaient regretter le colonel Khadafi, il n'a fait que résumer de façon saisissante toute la politique européenne en matière d'immigration. Ceux qui s'indignent en faisant semblant de découvrir les conséquences de ces politiques sont soit très ignorants, soit menteurs. Car, pour peu que l'on prenne la peine de s'informer, rien de ce qui s'est passé ne devrait surprendre.

La politique européenne en matière migratoire repose sur deux piliers : premièrement, le renforcement exclusif des contrôles aux frontières, pour rendre l'accès de plus en plus dangereux aux migrants potentiels. Et deuxièmement, comme les amoncellements de cadavres aux frontières de l'Europe rappellent un peu trop le mur de Berlin, faire en sorte que cela ne se voie pas trop. Le vrai drame des dirigeants européens est là : Lampedusa rend un peu trop visible l'échec de cette politique. Entre 2007 et 2012, le budget de Frontex, l'agence qui coordonne les politiques de contrôle aux frontières, a été multiplié par 4 pour atteindre 85 millions d'euros (sans préjudice des ressources considérables que les pays membres consacrent à ces contrôles). Le mur de Ceuta a coûté 200 millions d'euros. Et cela n'est jamais suffisant : lorsque 15 personnes y sont mortes en 2005, la réaction a été... d'en augmenter la hauteur. C'est une constante; lorsqu'on constate qu'une politique ne fonctionne pas, la seule solution envisagée est d'en rajouter une couche. Ainsi, la seule proposition française après Lampedusa est... d'augmenter encore le budget de Frontex. C'est la logique des shadoks : si ce que je fais ne fonctionne pas, c'est certainement que je n'en fais pas assez.

Car tout cela ne fonctionne pas. On estime à environ 800 000 le nombre d'immigrants clandestins qui entrent chaque année en Europe, pour atteindre entre 7 et 8 millions de clandestins. Le coût, dans le même temps, ne se limite pas aux coûts financiers des barrières aux frontières. Des ONG ont recensé plus de 18 000 morts aux frontières de l'Europe depuis 1988, et ce chiffre est très sous-évalué, car l'essentiel de ces morts ne sont pas identifiés. Un quart de ceux qui tentent la traversée disparaît. Des hommes, des femmes, des enfants, dont le seul crime est d'avoir voulu vivre une vie meilleure, sans infliger de préjudice à qui que ce soit. Les seuls bénéficiaires de cette politique sont les réseaux de crime organisé. Pour 4 milliards d'euros par an, l'immigration clandestine est leur seconde activité, seulement dépassée par le trafic de stupéfiants.

Effets économiques

On pourrait rétorquer que cette politique est certes cruelle, mais nécessaire : dans une Europe à la protection sociale avantageuse et au chômage élevé, accueillir plus d'immigrants exercerait un poids considérable sur la protection sociale et l'emploi; et ce, sans compter la capacité de la société à absorber des migrants culturellement très différents. Le problème, c'est que les travaux économiques sur le sujet ne confirment pas ces craintes. L'effet de l'immigration sur le marché du travail est difficile à mesurer, et a priori indéterminé. Si les migrants sont des substituts aux nationaux, ils exerceront une pression à la baisse sur les salaires et l'emploi. S'ils sont par contre complémentaires, ils auront un effet positif. Il sera par exemple plus facile d'ouvrir des cliniques et de créer des emplois d'infirmiers et de médecins si l'on dispose d'immigrants pour les activités ménagères, que les nationaux ne veulent pas faire ou seulement à un salaire très élevé. A ces effets immédiats il faut ajouter des effets indirects : les migrants ont souvent des compétences différentes de celles qui existent dans leur pays d'accueil, et sont souvent plus entreprenants que la moyenne : il faut du courage pour quitter son pays. Les immigrants sont ainsi surreprésentés dans les créateurs d'entreprise de la Silicon Valley.

Certains économistes, comme George Borjas, mesurent un effet négatif modéré sur les bas salaires des flux migratoires (environ 3% de moins en tout entre 1980 et 2000, suite à l'immigration mexicaine aux USA); d'autres, comme Giovanni Peri, considèrent qu'une hausse de 1% des entrées de migrants augmentent les salaires des résidents de 0.6 à 0.9% à long terme. Les migrants sont bien plus complémentaires que concurrents des travailleurs nationaux. Et ces mesures ne prennent pas en compte d'autres effets positifs indirects. Les immigrants permettent de réduire la pression sur les systèmes de retraites européens, mis à mal par l'évolution démographique; une alternative à la hausse de l'âge de départ légal. Les migrants sont contributeurs nets aux systèmes sociaux européens, à hauteur de 1% du budget de ceux-ci. C'est logique, car étant dans l'âge actif, ils cotisent plus qu'ils ne touchent. En Allemagne, l'organisation mondiale du travail estime qu'un migrant arrivant à 30 ans apportera une contribution nette (recettes moins dépenses) de 150 000 euros tout au long de sa vie. Par ailleurs, les migrants incitent les nationaux les plus pauvres à se former plus et à occuper plus tard des emplois mieux payés. L'immigration apporte des gains nets aux pays d'accueil.

Les problèmes d'intégration sont réels, mais ne doivent pas être surévalués. En moyenne la criminalité des migrants est inférieure à celle des nationaux (lorsqu'on excepte le délit de séjour illégal) mais avec de très fortes variations; elle est en tout cas très inférieure lorsqu'on raisonne à revenu égal. Un national pauvre a bien plus de chances de commettre des crimes et délits qu'un immigrant de même revenu. Et l'intégration s'effectue progressivement au fur et à mesure des générations, lorsqu'on cherche à la mesurer autrement qu'au travers de quelques anecdotes médiatisées.

Des politiques alternatives existent

Evidemment, ces effets positifs sont petits parce que l'immigration, aujourd'hui, est restreinte. Et il est vrai qu'il y a de nombreux candidats à l'immigration vers les pays riches, d'Europe en particulier. Selon Gallup, si tout le monde pouvait choisir dans quel pays résider, la population française augmenterait d'environ 45 millions (comme celle de la Grande-Bretagne). Il est assez évident que de tels flux seraient totalement impossibles à absorber. Mais c'est toute la perversité du débat sur l'immigration que de supposer qu'il n'y a d'alternative qu'entre la logique actuelle et l'ouverture intégrale des frontières - et que donc, la politique actuelle est la seule possible, même si elle se termine par des cadavres sur les plages siciliennes.

En réalité, des politiques alternatives, plus efficaces, existent. Des réformes du marché du travail rendraient ceux-ci à la fois  plus performants pour les nationaux, et faciliteraient l'intégration des immigrés, permettant de bénéficier des complémentarités de ceux-ci. Il y aurait surtout des moyens différents de réguler les flux migratoires que de confier ceux-ci à la Méditerranée. L'économiste Gary Becker préconise ainsi un système de visas de travail payants, par exemple 5000 euros pour un séjour de 5 ans. Cela peut sembler cher, jusqu'à ce qu'on se souvienne que les migrants paient aujourd'hui environ 2000 euros pour un passage illégal, avec tous les risques que celui-ci implique. Payer plus pour un droit de séjour établi est dans ces conditions une bonne affaire. Cela offrirait aussi l'avantage de sélectionner automatiquement les migrants potentiels les plus susceptibles de travailler pour payer leur visa. Une alternative serait l'émission d'un quota annuel de ces permis de travail temporaires. L'économiste Dani Rodrik estime ainsi qu'un tel système de permis temporaires d'une durée de 3-5 ans, limité à 3% de la population active des pays riches, générerait des gains de l'ordre de 200 milliards d'euros pour l'économie mondiale.

Mais tout cela exigerait de faire des questions migratoires un débat dépassionné, loin des fantasmes d'invasion déferlante contre lesquels il faut se protéger à tout prix. On n'en est pas là. Les dirigeants qui iront verser des larmes de crocodile à Lampedusa pour dire à quel point cela prouve l'efficacité de ce qu'ils préconisent ne méritent en tout cas que le mépris.