Success story
Un matin d'avril 1980, Noorul Quader contemplait son atelier textile tout récemment construit, produire ses premières chemises. Son entreprise, Desh Garments ltd, était une pionnière dans ce secteur. Avant sa création, le textile au Bangladesh comptait en tout et pour tout 40 ouvriers, autant dire rien.
Cette toute nouvelle usine était le résultat d'une coopération avec le conglomérat coréen Daewoo, qui cherchait des moyens de contourner les quotas d'importation de textiles imposés à la Corée du Sud par l'Europe et les Etats-Unis. Comme le Bangladesh n'avait aucune production textile, dans leur grande générosité, européens et américains n'avaient soumis ce pays à aucun quota. Daewoo s'était associé à Noorul Quader, un ancien fonctionnaire qui disposait des connections indispensables pour créer une entreprise dans un pays aussi corrompu que le Bangladesh.
Ainsi, Daewoo avait pris en stage dans son usine de Pusan, en Corée, 130 employés, cadres et ouvriers, de Desh, le temps de leur apprendre les techniques de production textile et surtout, d'exportation vers les pays riches. En échange, Daewoo allait toucher une commission de 8% des ventes de Desh. L'association devait être un succès éclatant - un peu trop même pour Daewoo.
Les débuts de Desh ont été modestes. En 1980, l'usine a produit et exporté 43 000 chemises, à 1.28 dollars l'unité, soit un chiffre d'affaires de 55 050 dollars. Cela représentait à l'époque moins d'un 10 millième des exportations du Bangladesh. 20 ans plus tard, ces 55 050 dollars s'étaient transformés en 2 milliards de dollars par an, le textile représentant 54% des exportations du pays.
Que s'est-il passé? Les salariés formés par Daewoo ont appris très vite. A peine un an après l'ouverture de son usine, en juin 1981, Quader a annulé son accord avec Daewoo. En 1987, sa production atteignait 2.3 millions de chemises par an. Sur les 130 employés de Desh qui avaient suivi la formation chez Daewoo, 115 ont démissionné pour créer leur propre usine textile, produisant des gants, des manteaux, des pantalons. En 1985, face à cet essor, l'administration Reagan a imposé des quotas d'importation textile sur le Bangladesh. Sans se troubler, les producteurs se sont diversifiés vers l'Europe, et ont à force de lobbying réussi à lever les quotas d'importation.
Le Bangladesh est désormais le second exportateur de textile dans le monde, derrière la Chine mais devant l'Inde voisine. Ce secteur a profondément changé cette société rurale et patriarcale : les premiers employés en ont été les mères célibataires, veuves ou femmes répudiées qui se sont ainsi émancipées. Le secteur est à la pointe des revendications sociales dans le pays, pour augmenter les salaires et améliorer les conditions de travail.
L'exportation textile a aussi été à l'origine du décollage économique du pays; le PIB par habitant est passé de 600 dollars par an à 1300 en 2010. Le textile occupe aujourd'hui 4 millions de personnes. (l'histoire du textile du Bangladesh est notamment racontée dans ce livre).
Plus d'un Rana Plaza par semaine
Il n'est pas inutile de se souvenir de cette histoire alors que vient de se dérouler le pire accident industriel du Bangladesh, l'effondrement de l'immeuble Rana Plaza qui occupait de nombreux ateliers textiles travaillant pour les marques européennes et américaines, qui a causé plus de 400 morts et plus d'un millier de blessés. Au Bangladesh, la pauvreté cause une surmortalité d'enfants de moins de 5 ans de 125 000 par an; Cela fait plus d'un Rana Plaza par semaine. Ce drame-là ne passe pas à la télévision, et vous n'en entendez jamais parler : Le Rana Plaza est une tragédie, ces enfants morts ne sont qu'une statistique.
Cette mortalité infantile de 4.6% par an - 10 fois plus élevée que la notre - peut sembler énorme : elle était de 19.3% en 1980, alors que l'usine de Noorul Quader produisait ses premières chemises, avant l'essor des exportations textiles.
Les salaires payés aux ouvriers du textile du Bangladesh sont indécents : 38 dollars par mois, "le prix de l'esclavage" a déclaré le pape. L'accident du Rana Plaza, précédé de nombreux autres incidents, montre que les conditions de sécurité, de travail, de ces employés, sont épouvantables.
La vraie tragédie du Bangladesh est celle qui se déroule en dehors des ateliers textiles. Tous les ouvriers qui acceptent ces conditions de travail et de salaire ne le font que pour une seule raison : les alternatives - en particulier la vie rurale - sont pires. L'industrie textile a été une source d'amélioration de leurs conditions de vie pour les Bengalis - et il n'y en a pas eu d'autre.
Improductifs appels au boycott
Comme toujours lorsque ce genre de drame se produit, les réactions ne se font pas attendre. Le commissaire européen au commerce Karel de Gucht, et la responsable de la politique étrangère européenne Catherine Ashton, ont dans un communiqué indiqué envisager d'imposer des sanctions commerciales au Bangladesh pour inciter les entreprises locales à améliorer les conditions de travail de leurs employés. Des ONG appellent les marques à renforcer les contrôles sur leurs sous-traitants textiles.
Après un drame spectaculaire, la tentation de "faire quelque chose" est très forte. Par ailleurs, les consommateurs occidentaux apprécient les vêtements pas cher, mais trouvent un peu inconfortable qu'on leur rappelle à l'heure du JT que ces vêtements sont produits à l'autre bout du monde par de pauvres gens, des mères célibataires et parfois des enfants, pour un salaire de misère.
Mais les appels au boycott, les sanctions commerciales contre le Bangladesh, risque d'avoir exactement l'effet inverse de celui qui est souhaité. Il y a une quinzaine d'années, suite à un mouvement de boycott des produits pakistanais et Bengalis produits par des enfants (dont les ballons de football de la coupe du monde...) de nombreux enfants avaient été licenciés du jour au lendemain des ateliers textiles dans lesquels ils travaillaient. Cherchant à retrouver leur trace, l'Unesco avait constaté que l'essentiel d'entre eux avaient été réemployés (à des conditions pires) dans d'autres ateliers plus discrets, tandis que d'autres s'étaient retrouvés dans un emploi encore pire, comme la production de briques, voire la prostitution. (voir chapitre 6).
Cela ne veut pas dire qu'il est impossible de faire quoi que ce soit pour améliorer les choses; par exemple, soutenir le mouvement syndical du Bangladesh, dont les membres sont harcelés et parfois tués.
Mais nous disposons de suffisamment d'expérience pour savoir que les appels au boycott, l'hostilité à la mondialisation qui suivent immanquablement ce genre de drame très visible, ne fonctionnent pas et ont l'effet opposé à l'effet souhaité. Et nous devrions nous souvenir que l'industrie textile et l'exportation constituent la seule chance pour améliorer la situation des pauvres du Bangladesh. Cela ne devrait pas nous étonner : comme le rappelle Pietra Rivoli, à la fin du 19ième siècle, les propriétaires des ateliers textiles de la côté Est des Etats-Unis déclaraient préférer recruter de jeunes mères célibataires, parce qu'elles étaient "tellement préoccupées de pouvoir nourrir leurs enfants que l'on pouvait exiger d'elles n'importe quoi". Notre développement aussi a été particulièrement cruel.
S'indigner, appeler les marques à cesser de faire appel au Bangladesh, est surtout bon pour se donner bonne conscience, peu importent les conséquences concrètes. Et traduit une société totalement obsédée par les marques, par l'information immédiate, dont le petit confort ne doit surtout pas être gâché.