Crise statistique
Le 28 septembre 1976, Denis Healey, chancelier de l'échiquier britannique, se rendait à l'aéroport d'Heathrow pour participer à une conférence des ministres de l'économie à Hong Kong, lorsqu'il reçut un appel téléphonique lui enjoignant de revenir. Le contexte économique n'était pas bon : crise économique, fluctuations de la livre sterling, mettait en péril la confiance dans le gouvernement travailliste auquel il appartenait. Et la crise venait de brusquement s'aggraver, apprit-il : les dernières données économiques sur la Grande-Bretagne indiquaient que le gouvernement n'arriverait pas à boucler son budget.
Devant les caméras de télévision, Healey dut renoncer précipitamment à son départ, et rentrer au ministère, pour demander en urgence un prêt au FMI. Mais celui-ci, déjà à l'époque, avait ses exigences : les dépenses publiques devaient être réduites de 2.5 milliards de livres, en échange d'un prêt d'urgence de 3.9 milliards de dollars. La négociation dura jusqu'au 15 décembre, date à laquelle Healey, manifestement épuisé, annonça un mini-budget d'urgence et des coupes dans les dépenses publiques. Le lendemain, le Sun titrait: "la honte".
Les travaillistes ne se sortirent pas de cette humiliation; les politiques d'austérité qui ont suivi ont amplifié encore le mécontentement populaire, jusqu'à la grande grève de l'hiver 1978 - le winter of discontent. Cet épisode était pain bénit pour les Conservateurs, menés par Margaret Thatcher, qui surfa sur cette humiliation nationale pour remporter l'élection suivante; vous connaissez la suite.
Et pourtant... la crise en question n'en était pas une. Des années plus tard, les statistiques nationales ont été révisées, montrant que le déficit des paiements courants était bien plus faible qu'on ne le croyait à l'époque, et que le besoin de financement public était bien moins important. "Si nous avions eu les bons chiffres, jamais nous n'aurions demandé le prêt du FMI" devait dire Healey des années plus tard. Margaret Thatcher aurait-elle été élue sans cette erreur statistique? On ne le saura jamais. D'autres chiffres auraient peut-être écrit une histoire différente.
L'invention du siècle
Comme le montre Diane Coyle dans son dernier ouvrage (qui raconte entre autres cet épisode), le PIB est l'une des inventions majeures du 20ième siècle. Il y a un siècle, la question "comment se porte l'économie française" n'avait aucun sens. Les travaux d'économistes et de statisticiens, dans les années 20-30, en particulier ceux de Simon Kuznets, lui ont donné un sens et une réponse qui a eu instantanément un impact énorme. Les premières données de Kuznets montraient par exemple que la production industrielle américaine avait chuté de 30% depuis le début de la grande dépression: ce chiffre énorme a tellement choqué l'opinion américaine qu'il a donné à Roosevelt la légitimité pour entreprendre le New Deal. Alors que la Seconde Guerre Mondiale faisait rage, Les données statistiques de Kuznets ont permis au gouvernement américain de piloter l'économie de guerre, calculant l'effort de guerre maximum possible sans imposer des privations trop importantes à la population - et aux électeurs - américains.
La crise de la zone euro a commencé par la découverte de statistiques publiques truquées en Grèce; Le chef du bureau grec des statistiques a failli aller en prison pour haute trahison. Pour avoir contesté les chiffres gouvernementaux d'inflation, l'ancien directeur de l'office statistique argentin a été renvoyé et menacé d'emprisonnement.
Nous baignons tellement dans les statistiques économiques qu'elles nous semblent naturelles, comme les données météorologiques. On oublie qu'elles sont une construction complexe, le résultat de choix de méthodes, difficiles à déterminer et en perpétuelle évolution. De manière ironique, ceux qui devraient le mieux le savoir, les économistes, l'ignorent largement. Les cours de comptabilité nationale disparaissent progressivement des cursus universitaires; il faut dire qu'ils sont le plus souvent le prétexte à des exercices de calcul indigestes et rébarbatifs. Les étudiants en retiennent vaguement l'idée que le calcul a des limites et des défauts (épouser sa femme de ménage fait baisser le PIB - l'essence gaspillée dans les embouteillages augmente le PIB) mais n'ont qu'une idée limitée de ce mode de calcul. Cela ne les empêche pas, devenus économistes professionnels, de soumettre ces chiffres qu'ils ne comprennent pas, objets de biais parfois considérables, à des tortures mathématiques sophistiquées pour en tirer des conclusions définitives.
Dopé à la drogue et à la prostitution
Résultat de cette conception : lorsque le calcul est modifié, c'est l'incompréhension. Un exemple avec les réactions au récent changement de normes d'Eurostat sur l'intégration d'activités illicites, trafics ou prostitution, dans le calcul du PIB. "tricherie", "dopage" sont les termes que l'on a instantanément vu fleurir dans des articles illustré par des images de jeunes femmes dévêtues au bord d'une route la nuit. Certains ont vu là une "légitimation" de ces activités à laquelle il fallait vigoureusement s'opposer.
Ces critiques sont étranges. On peut reprocher beaucoup de choses aux statisticiens, mais le trafic de stupéfiants et la prostitution ne les ont pas attendus pour exister; le fait que les ventes de cigarettes (légales) fassent partie du PIB n'est pas un obstacle aux politiques antitabac. Les activités illégales ont un poids différent selon les pays, et sont comptées différemment; il n'est pas absurde qu'Eurostat, pour améliorer la comparaison entre les économies nationales européennes, établisse des règles pour harmoniser les différents modes de calcul. Elles ne sont compréhensibles que dès lors que l'on voit l'importance politique et symbolique que ces données ont pris.
Le PIB est malade, mais pas de ce que l'on croit
Il est dommage que la polémique sur la prostitution ne soit pas allée au delà de "c'est pas bien donc ça ne doit pas être dans le PIB". Parce que nos indicateurs statistiques, si importants, sont effectivement malades; mais pas pour les raisons que l'on croit.
Le PIB pose problème parce qu'il prend mal en compte les aspects qualitatifs, et la valeur de la multiplication des produits. Lorsque la nouvelle version d'un smartphone, pour un prix identique, intègre des fonctions qui n'existaient pas l'année précédente, comment évaluer son changement de valeur? Comment mesurer le gain de la fréquentation (gratuite) de facebook ou twitter?
Un autre problème est l'absence de prise en compte de l'épuisement des ressources. Lorsqu'on rase une forêt pour construire des pavillons de banlieue, la consommation de béton est comptée; pas celle de l'environnement naturel. C'est un problème pour les pays producteurs de ressources naturelles, qui apparaissent comme plus riches qu'ils ne sont.
Enfin, le calcul du PIB évalue très mal l'activité du secteur financier. Le calcul est fait de telle façon que la contribution à la richesse nationale de celui-ci a atteint son niveau maximum lors de la crise de 2008. Là aussi, cela a des conséquences politiques : en permettant à la finance de se présenter comme une activité plus importante qu'elle n'est réellement (et d'autant plus importante qu'elle est imprudente) conduit les politiques à la soutenir plus qu'il ne faudrait réellement et à être aveugles au plus mauvais moment.
Tous ces problèmes sont voués à prendre de l'ampleur. Les activités mal mesurées (nouvelles technologies et finance, mais aussi santé ou éducation) constituent une part de plus en plus importante de nos économies. Au lieu de nous demander si la prostitution est assez morale pour intégrer le PIB, nous ferions mieux de nous préparer à d'autres de ces surprises qui arrivent, comme en Grèce ou en Grande-Bretagne, lorsque nos statistiques sont aveugles.