Les Allemands pauvres?
La Banque centrale européenne (BCE) a publié un rapport sur l'état de la richesse dans les pays européens, dont les résultats sont surprenants. Il en ressort que, contrairement aux idées reçues, les ménages allemands - et ceux des pays du cœur de l'Europe - sont plus pauvres que les ménages des pays du Sud de l'Europe. Le patrimoine net médian en Allemagne est d'environ 50 000 euros, contre 102 000 euros en Grèce, 116 000 en France, 173 000 En Italie, 183 000 en Espagne, 206 000 en Belgique, et 400 000 au Luxembourg. Cela fait des écarts énormes, qui ont suscité des commentaires acides en Allemagne : comment peut-on accepter que des Allemands pauvres paient pour aider les citoyens de pays du Sud de l'Europe mal gérés, mais riches? Deux conseillers d'Angela Merkel ont même suggéré qu'une taxe sur le patrimoine était une solution pour les pays du Sud de l'Europe.
Ces chiffres semblent toutefois assez problématiques. Comment peut-on imaginer qu'avec l'un des revenus par habitant les plus élevés d'Europe, les Allemands soient plus pauvres que les Portugais, quatre fois plus pauvres que les Belges ou les Espagnols? Quel sens donner à cela?
Présentation discutable
Assez vite, plusieurs problèmes ont été relevés. Premièrement, ces résultats impressionnants présentent le patrimoine médian - celui qui est détenu par le ménage "du milieu" qui sépare la population en deux parties égales. Or dans un pays avec de fortes inégalités, si le patrimoine des plus riches est très élevé, la médiane sera inchangée mais la moyenne plus élevée. C'est l'effet "Bill Gates entre dans un bar".
Or, en Allemagne, le patrimoine détenu par les 20% de ménages les plus riches est très élevé par rapport à celui des autres. La richesse des Allemands apparaît donc bien plus grande lorsqu'on considère la richesse moyenne (ainsi que le fait qu'une grande part de la richesse allemande est constituée par un stock de capital détenu par les entreprises et le gouvernement, pas par les ménages).
D'autres éléments contribuent à créer cet écart apparent. Parce que les comparaisons entre systèmes de retraites sont difficiles à faire, les pensions ne sont pas prises en compte dans l'évaluation du patrimoine des ménages. La taille des ménages compte aussi : si les gens déclarent un patrimoine conjoint, leur ménage semble deux fois plus riche que deux personnes de même richesse déclarant leurs patrimoines séparément.
Enfin, l'étude mesure surtout l'écart de propriété immobilière entre les pays d'Europe. Une minorité d'Allemands sont propriétaires de leurs logements, et les prix de l'immobilier entre les pays d'Europe ont considérablement divergé. Ils ont légèrement diminué en Allemagne, et augmenté dans des proportions considérables dans les autres pays. Ces déséquilibres de flux de capitaux sont d'ailleurs l'un des facteurs ayant causé la crise de la zone euro. En considérant les prix immobiliers au début des années 2000, les écarts de patrimoine entre pays européens deviennent nettement plus plausibles.
Un indicateur de la crise
Il en reste néanmoins un problème. Comme le fait remarquer Wolfgang Munchau, si des données indiquent que l'Allemagne est plus pauvre que les autres pays européens, ce qui est manifestement faux, cela signifie soit que les statistiques en question sont fausses, ou du moins discutables, ce qu'elles sont en partie; mais cela signifie aussi que l'unité de mesure - l'euro - est surévalué dans certains pays par rapport à d'autres. Que la zone euro n'est donc pas une monnaie unique mais une simple zone de changes fixes entre devises nationales en fait différentes. Les écarts de richesse mesurés par la BCE mesureraient alors l'ampleur des ajustements qui doivent être effectués pour ramener la richesse des uns et des autres à une valeur normale - ajustements qui passent par un appauvrissement significatif des pays européens périphériques.
Ce processus d'appauvrissement a commencé: les détenteurs de dépôts bancaires à Chypre ont découvert qu'ils étaient moins riches qu'ils ne le croyaient. Les détenteurs de titres de la dette grecque également. La richesse immobilière des Français pourrait se réduire sous l'effet d'une baisse à venir de l'immobilier. Ce processus n'en est qu'à ses débuts : l'étude de la BCE montre qu'il sera de très grande ampleur.