Truquage statistique
En Argentine, on produit des papes, mais aussi et surtout, des statistiques économiques truquées. Depuis des années, le gouvernement argentin annonce un taux de croissance économique largement surévalué, et surtout, une inflation sous-évaluée. Et lorsque des instituts de recherche indépendants du gouvernement se sont mis à publier des chiffres différents de ceux du gouvernement, ils ont reçu des lettres d'intimidation, des amendes, et des menaces de peines de prison. Le FMI s'en est ému, et a imposé à l'organisme statistique argentin de changer ses méthodes, sous peine d'exclusion : on verra ce que cela donnera.
La manipulation politique des données économiques n'est pas une nouveauté. Tout le monde connaît les manipulations grecques au moment du passage à l'euro. En Grande-Bretagne, le gouvernement de David Cameron ne sait plus quoi inventer pour maintenir l'illusion du succès de sa politique d'austérité. Lorsque la réalité s'obstine à indiquer un échec, la tentation est forte de casser le thermomètre. Un artifice comptable permet ainsi par exemple de ne pas compter les futures pensions à payer aux salariés de Royal Mail comme une dette, réduisant la dette publique de 28 milliards de livres sterling. Ce genre de manipulation n'est pas une spécificité des conservateurs : Gordon Brown a lui aussi été un champion de la prestidigitation statistique, changeant plusieurs fois la définition du cycle économique pour justifier les déficits publics.
Cela dit, les anglais ont du retard : cette technique a notamment été utilisée par la France, pour pouvoir prétendre tenir les contraintes du traité de Maastricht, avec la soulte versée en 1996 par France Telecom en échange de la prise en compte des retraites des salariés de l'entreprise par le budget de l'Etat; Ce genre de manipulation, légale mais pas très honnête, avec d'autres, a été utilisé par de nombreux pays lorsqu'il s'est agi de passer à la monnaie unique.
A la même époque, en France, le gouvernement socialiste obligeait l'INSEE à sortir le tabac de l'indice des prix pour que l'inflation ne soit pas touchée par les hausses de taxes, imposant au passage des coûts aux ménages les plus modestes; Plus tard, les ministres des finances Thierry Breton et Nicolas Sarkozy ont rivalisé d'ingéniosité pour truquer à leur avantage les statistiques publiques. Et parce que les économistes de l'INSEE protestaient trop contre ces atteintes à leur indépendance, on leur a annoncé leur délocalisation à Metz.
Le nouvel âge des manipulations
La manipulation des statistiques s'est toujours pratiquée; son succès aujourd'hui est dû à deux principaux facteurs. Le premier est le rôle croissant des conseillers en communication dans la politique, qui ont bien compris le poids des chiffres, avidement commentés et repris par les médias, sur l'opinion. A ce jeu, l'annonce immédiate paie bien plus que l'analyse mesurée ou les corrections ultérieures. Le chiffre du jour (ou de l'heure, ou de la minute) a bien plus de poids que la réflexion.
L'autre facteur incitant à la tricherie est la multiplication des règles rigides sensées diriger l'action politique. La première victime du critère des 3% limitant la dette publique dans le traité de Maastricht a été la fiabilité de la mesure de la dette publique. Manipulations comptables, dissimulations de dettes dans des partenariats public-privé, ingéniérie financière; tout a été bon.
Poursuites judiciaires
Ce qui est nouveau par contre, c'est que l'intimidation des statisticiens et économistes passe désormais par les poursuites judiciaires. Outre l'Argentine citée plus haut, l'ancien directeur de l'organisme statistique grec est mis en examen et menacé de prison à vie pour "trahison". Son crime? Avoir "exagéré" le déficit public national au moment ou il est apparu que celui-ci était bien plus élevé que déclaré, fin 2009. Les économistes rejoignent les géologues italiens condamnés à des peines de prison pour erreur de prévision du séisme de l'Aquila.
Et ne croyons pas que cela n'arrive qu'aux autres: récemment, l'économiste français Bruno Deffains a fait l'objet d'un véritable harcèlement judiciaire par Free, pour avoir produit une étude indiquant que l'arrivée de cet opérateur dans la téléphonie mobile risquait d'avoir un impact négatif sur l'emploi.
Certains ne manqueront pas de dire que les économistes ne l'ont pas volé. Ils ne manquent pas de faire, en toute impunité, des prévisions douteuses ou des analyses tout aussi péremptoires que contestables. Si cela pouvait les conduire à plus de modestie et de prudence, ce ne serait pas un mal. Ce raisonnement pourrait être juste: les économistes ont effectivement une tendance lourde à l'arrogance et aux certitudes mal établies.
Mais on ne peut que constater que ces attaques ne touchent guère les imposteurs, pour se concentrer sur ceux qui prennent vraiment des risques. A ce titre, elles ne contribuent pas à conférer aux économistes le rôle qui devrait être le leur dans le débat public : celui, comme disait Keynes, de gens humbles et compétents, comme des dentistes.