Inde : faut-il parler du viol ?

La vague n'est pas encore retombée. L’interdiction du documentaire « India’s Daughter » par le gouvernement indien le 4 mars 2015 a divisé la population et les spécialistes en deux camps. Le film revient sur le viol collectif et la mort d'une jeune fille en 2012. France 2 New Delhi a rencontré la bloggeuse Japleen Pasricha et l'éditorialiste Malvika Singh. D'après eux, cette censure révèle quelque chose de plus profond sur la société indienne.

Ils ont avancé deux raisons : « ne pas compromettre le rôle de la presse en donnant une voix aux violeurs » et « ne pas inciter à la violence ». Voila comment le gouvernement indien justifie l'interdiction de « India’s Daughter ». Des documentaires sur le viol pourtant il y en a déjà eu. Mais celui de Leslee Udwin journaliste de la BBC a cette particularité qui fâche : il donne la parole aux agresseurs. Et surtout à Mukesh Singh le conducteur de bus dans lequel Joyti Singh a été sauvagement violée par six hommes, tous amis et depuis condamnés à mort pour ce crime.

joyti parents

Badri et Asha Singh, les parents de Jyoti témoignent devant l'objectif de Leslee Udwin. Ils disent avoir tout sacrifié pour que leur fille fasse des études. Le jour elle étudiait, la nuit elle travaillait dans un centre d'appels. En plus d'avoir été violée le soir du 16 décembre 2012, elle a été torturée cruellement avec une barre de fer et laissée pour morte au bord de la route. Elle succombera à ses blessures une semaine plus tard à l'hôpital.

Le témoignage du chauffeur du bus, recueilli par la BBC, a été ensuite relayé en masse par les médias internationaux. Le violeur n'y exprime aucun remord et pire, rejette la faute sur la jeune femme. La photo prise lors de son interview en prison a fait le tour du globe. Mais alors que le monde entier applaudit le travail de la journaliste, sur les réseaux sociaux la société indienne est divisée. Les « anti » diffusion regrettent que ce film fasse des violeurs des célébrités. Les « pro » diffusion martèlent qu’il peut permettre de faire évoluer les mentalités.

 Selon moi, tout documentaire offrant à un violeur une plateforme pour justifier ses actes devrait être interdit

La seule façon de mettre fin à cette mysoginie montante est de l'admettre, d'en discuter et de la changer! Mais l'Inde semble faire l'opposé

Absolument pour la diffusion par la BBC du documentaire India's Daughter. Le gouvernement indien devrait retirer l'interdiction. Ils n'ont pas une vue d'ensemble

Les féministes partagées sur l’interdiction de diffusion

Japleen Parischa est l’auteur du blog Feminism in India (Féminisme en Inde). Toute sa vie elle a entendu de la bouche des ainés qu’une fille ne sort pas seule le soir. Qu’elle ne doit pas porter de tenues provocantes. Aujourd’hui elle rejoint l’avis de nombreuses féministes indiennes qui s’insurgent contre le fait que Leslee Udwin renforce ces lieux communs. « Elle a laissé la parole à des personnes qui pensent que la femme est inférieure à l’homme. Beaucoup de gens pensent la même chose, dont de nombreux hommes politiques. Au lieu de déconstruire ces arguments, elle apporte de l’eau à leur moulin ». La bloggeuse est fatiguée d’entendre ça. Tout comme les femmes. « Toute Indienne a déjà été au moins une fois agressée sexuellement, ça va de la main sur les fesses au viol. En ce sens, l’interview du violeur est très traumatisante. On n’a pas envie de revivre ça ! ». Selon elle,  cela renforce une triste réalité et dans l’immédiat, cela ne changera pas l’opinion que les Indiens ont sur les femmes. Pourtant, elle insiste « Il faut le voir, il faut voir India’s Daughter. Le fait est qu’il est aussi utile que dangereux ».

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Japleen Parischa a sorti de son sac sa carte d’électeur. Dessus, il y a son nom et juste en-dessous celui de son père. « La domination masculine s’est infiltré jusque dans l’administration. Cette carte en est l’exemple : une femme appartient toujours à un homme, son père ou son mari. C’est comme si nous n’étions pas autorisées à exister sans une figure masculine ». Voilà pourquoi le nom donné par la reporter de la BBC au documentaire India’s Daughter, soit "la fille de l’Inde", la révolte. « Que signifie la fille de… ? Ca veut dire la jeune femme qui est encore sous l’autorité de son père. Pourquoi ne l’a –t-elle pas appelé "la femme de l’Inde" ? ».

Mais beaucoup ne pourront jamais donner leur avis sur le film. Les autorités ont en effet décrété l'interdiction de sa diffusion dans tout le pays.  Libre à chacun d’aimer ou non le titre, d’aimer ou non le film. Encore faut-il pouvoir le voir pour prononcer son avis.

Indiens interdits d’opinion

écran noir ndtv

En signe de protestation, la chaîne de télévision NDTV a affiché cette image fixe pendant une heure, à l'heure à laquelle le documentaire devait être diffusé initialement. 

L’interdiction de diffusion du documentaire sur les chaînes de télévision (dont l’accès sur Internet est également prohibé) a provoqué l’indignation de nombreux journalistes, intellectuels et bloggeurs. Beaucoup ont orienté leurs critiques sur le contenu du film. Malvika Singh, éditrice du magazine Seminar quant à elle pointe du doigt la censure exercée par le gouvernement sur les médias. « Aucune raison ne peut justifier d’interdire aux médias de s’exprimer. Le gouvernement prétend que India’s Daughter peut compromettre le rôle de la presse. Ce qui est réellement compromettant ici c’est de ne pas laisser aux citoyens indiens le choix de regarder ou non le film. Comment se forger sa propre opinion si on n’a pas accès à l’information ? ».

Une mauvaise image pour le pays

Un autre argument avancé par le gouvernement pour prohiber la diffusion du documentaire est qu’il véhicule une mauvaise image de l’Inde. New Delhi ayant d’ores et déjà la réputation d’être la capitale mondiale du viol. Selon Malvika Singh, « l’image la plus néfaste réside dans cette censure. Une fois encore, on musèle les médias, bien que la liberté de presse soit assurée par notre Constitution. Interdire India’s Daughter, cela revient à interdire à l’Inde de mettre le doigt sur ses propres problèmes. On cache simplement la poussière sous le tapis ». L’éditrice souligne que cette interdiction n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la censure de la presse. De tous temps, les gouvernements indiens ont entravé l’accès à l’information en interdisant la publication de livres et de films et la présentation d’expositions d’art. Aujourd’hui cette nouvelle affaire ne devrait pas amener Reporters Sans Frontières à reconsidérer la position de l’Inde au classement de la liberté de la presse (140 ème sur 180).

Sophie Laden (st.)