Du mea culpa de Nicolas Bedos sur le manifeste des "343 Salauds"

2805258Les 343 n'étaient pas tout à fait 343...

Ils n'étaient en fait qu'une poignée, à peine une vingtaine. Ils sont un de moins depuis que Nicolas Bedos a officiellement "quitté le bateau", s'en expliquant dans une longue lettre ouverte à la directrice de la publication du ELLE.

Il y a, dans le mea culpa de Nicolas Bedos, quelque chose de sympathique. Je suis de celles et ceux qui apprécient qu'on sache admettre qu'on a fait une erreur et qu'au lieu de s'entêter par orgueil mal placé à défendre une position intenable, on ait le courage - et c'est dans le courage que l'orgueil, le vrai, se situe, selon moi -, de demander pardon et de faire les quelques pas en arrière qui sont nécessaires pour prendre un autre chemin que celui sur lequel on s'est égaré.

Donc, je salue, et sincèrement, la démarche.

Venons-en au fond du texte de Nicolas Bedos.

Des choses vraies et utiles au débat y sont dites, notamment sur le risque des postures morales en politique. Sur les ambiguïtés du droit à disposer de son corps, aussi, même s'il s'agit bien d'ambiguïtés interrogeant les rapports complexes entre liberté et réalité, droit et possibilité ; et qu'on ne saurait résumer les termes du débat sur la prostitution (en l'occurrence) en opposant de façon caricaturale les "esclaves sexuels" à celles et ceux qui "aiment", vendre leur corps. La réalité de la prostitution comme les questions philosophiques et politiques qu'elle soulève dépassent évidemment cette perception manichéenne du sujet. Il y va des notions fondamentales de consentement, de choix et de liberté. Du consentement, du choix et de la liberté de celles et ceux qui se prostituent, n'est-ce pas, pas de celles et ceux qui entendent prostituer les autres (les proxénètes que Bedos a raison de rapprocher des "esclavagistes" à qui on ne peut reconnaître une "liberté" de faire ce qu'ils veulent de la vie d'autrui, on est bien d'accord là-dessus).

Mais quid de la "liberté" de celles et ceux qui veulent "consommer" de la prostitution? Dans mon billet consacré au Manifeste des "343 Salauds", je proposais une piste pour penser cette "liberté"-là : la conscience et la responsabilité du "consommateur" dans l'acte d'achat. Nous apprenons depuis quelques décennies à ne plus ignorer les conditions dans lesquelles sont produits les biens et services auxquels notre argent nous donne accès ("accès", et peut-être pas "droit"), nous comprenons que notre désir de "posséder" et sa satisfaction ne sont pas qu'affaire individuelle mais produisent des effets sociaux et environnementaux (au sens large, je ne parle pas que d'empreinte carbone, mais d'écosystèmes de façon générale et métaphorique), alors nous interrogeons nos modes de vie et nos besoins en conséquence.

Je m'étonne que cette discussion-là, celle qui porte sur le "besoin", soit interdite en matière de prostitution, ou si elle n'est taboue, qu'elle soit réduite à une contradiction entre irrépressibilité du désir sexuel (notamment masculin) et volonté de castration de ce même désir. Je m'étonne que la question du "désir sexuel", pourtant si compliquée, tellement plus fine et subtile à cerner que ce "besoin de tirer un coup" qu'on nous présente comme une réalité indiscutable, soit quasi absente des conversations sur la prostitution. Je m'étonne qu'on entende si peu d'hommes s'exprimer sur la multiplicité et la sophistication de leur désir et qu'on tienne à la place pour acquis que les hommes "ont des besoins et que c'est comme ça", sans interroger ce que sont ces "besoins" (sont-ils seulement physiques, notamment?) et comment ils varient d'une personne à l'autre.

Je m'étonne de la même façon, que toute position qui ne soit 100% libérale sur la prostitution soit considérée comme liberticide et/ou coincée du derche. Et que partant, soit autorisé un injuste procès en puritanisme contre le féminisme. Aussi, j'ai sérieusement tiqué en lisant les lignes de Nicolas Bedos consacrées à la défense d'Elisabeth Levy, où il nous la présente comme l'une des seules à être capable de "brocarder - avec une vigueur assez revigorante - certaines dérives d’un féminisme dogmatique, aveugle et parano." C'est donc ça, le but? De taper sur le féminisme? D'en brosser un portrait à gros traits et à grands renforts de préjugés? De le renvoyer à une misandrie grotesque (et totalement fantasmée)? De ne parler que de ses prétendues "dérives" (lesquelles? Pourrions-nous être plus précis?)? De le réduire à un mouvement unique et simpliste, sans tenir compte de la diversité des positions qui s'y expriment et de la vitalité des débats en son propre sein? D'en faire un repaire de puritain-es étriqué-es dans le but de discréditer tout le discours sur les droits des femmes, sur l'égalité, sur la mixité, sur le partage des responsabilités et des espaces de l'existence, sur la liberté d'être soi par delà les assignations stéréotypées?

Je suis féministe, Cher Nicolas Bedos, et je ne me sens pas "dogmatique". Je passe au contraire mon temps à m'interroger sur les choses, en essayant autant que possible de me prémunir de mes propres tentations à l'excès. Je reçois les critiques (et je témoigne qu'il y faut parfois un estomac solide, tant certaines "critiques" ont plus à voir avec l'insulte - voire la menace - qu'avec le commentaire destiné à me faire avancer). Comme vous, il m'arrive de me tromper, je tâche quand on me convainc que c'est le cas, de le reconnaître. Pour, comme vous, sortir des impasses où il m'arrive de me trouver, et me laisser la chance de reprendre le cheminement constructif de ma réflexion.

Je suis féministe, Cher Nicolas Bedos, et je ne suis pas "aveugle". Je regarde le monde qui m'entoure et je constate, entre autres tristes réalités, que les femmes y sont encore les plus touchées par la pauvreté, par les violences sexuelles, les violences familiales, les inégalités. Je voudrais quand même que celles et ceux qui se méfient du féminisme ne s'aveuglent pas non plus, de leur côté, à ce sujet.

Je suis féministe, Cher Nicolas Bedos, et je ne suis pas "parano". J'aime des hommes comme j'aime des femmes. Je n'ai rien contre quiconque à cause de son genre. Si j'ai des ennemi-es, ce n'est pas d'être homme ou femme que je leur reproche, c'est de manquer de considération pour les personnes et de respect pour les humain-es, toutes et tous les humain-es. Si j'ai parfois peur, ce n'est pas que je suis "parano", c'est surtout que j'observe, dans un contexte de crispation et de frustration collectives, la montée de l'attirance pour les postures réactionnaires qui me paraissent hautement plus dangereuses, pour ma liberté mais aussi pour la vôtre et celle de toutes et tous, que les quelques "dérives" de certain-es féministes qui vous inquiètent.

Je suis féministe, Cher Nicolas Bedos et je suis sûre que vous pouvez tenir vous aussi un discours qui ne soit ni "dogmatique", ni "aveugle", ni "parano" sur le féminisme. Mais effectivement, pas en reprenant à votre compte celui d'une Elisabeth Lévy, d'un Eric Zemmour ou d'un Ivan Rioufol qui mettent tout leur coeur dans une entreprise d'excitation des haines réciproques.