Iacub, la femme qui ne pouvait pas dire "non"... Ou les dérives négationnistes d'un libéralisme anarchique

Comment j'ai aimé Marcela Iacub (il y a 10 ans)

9782081218895Il y a 10 ans, je lisais avec intérêt Marcela Iacub.

Son essai de casuistique judiciaire Le crime était presque sexuel m'avait ouvert de vrais horizons intellectuels. Il m'avait notamment permis de prendre conscience des effets pervers pour les victimes des définitions idéologisées de la norme sexuelle. Et partant, des perceptions sociales, souvent réactionnaires, de la violence sexuelle. Odieuse dans certains cas, plus admise dans d'autres, mais toujours dans le jugement préliminaire des protagonistes.

Iacub dénonçait avec brio les prismes de la "crédibilité" des victimes et de la pré-désignation des coupables, bref, les "profils de l'emploi" qui permettent notamment de croire que certaines femmes au comportement discutable ont "cherché" l'agression et que certains hommes à l'apparence insoupçonnable ne peuvent par définition pas être considérés des agresseurs (ou l'inverse, que certains hommes ont tout pour être jugés en "salauds" sans qu'il faille se donner la peine de fournir la preuve de leurs actes délictueux).

J'appréciais le "pas de côté" que cette chercheuse assurément intelligente faisait pour penser la sexualité en contexte socio-politique et il me semblait que sa démarche-même pouvait crever les plafonds de la pensée convenue sur un sujet aussi ambigu que la sexualité.

Une pensée libérale, hors-norme, anti-conventionnelle...

J'étais sensible aussi à l'empreinte profondément libérale, au sens philosophique du terme, du logiciel de Iacub : dans l'idée forte que l'individu adulte est responsable et que son consentement est le critère qui doit présider à tous ses choix, même ceux qui ne répondent pas aux conventions, je voyais et vois toujours la réalisation d'un principe fondamental de liberté.

À l'époque, je venais aussi de decouvrir Foucault et Deleuze et je regardais Marcela Iacub comme leur descendante spirituelle. Et aussi comme une grande féministe. Son intention affichée de pulvériser les ordres et de penser la question de genres sans a priori normés me semblait extrêmement porteuse pour envisager autrement l'égalité femmes/hommes et échapper aux mièvreries stéréotypées sur la féminité et la masculinité.

Pourquoi la question de la prostitution a signé mon divorce d'avec les théories de Marcel Iacub

une-societe-de-violeurs,M67227Mon divorce d'avec les théories de Marcela Iacub date de la publication en janvier 2012 de son essai pro-DSK, Une société de violeurs? qui venait justement contredire toute la construction intellectuelle précédente sur les "profils" de victimes et d'agresseurs.

Mais le ver était déjà dans le fruit, j'étais depuis un certain temps très mal à l'aise avec les prises de position de Iacub sur la prostitution.

À sa suite, j'étais pourtant prête à envisager mentalement l'idée que la prostitution serait une activité libérale (presque) comme une autre, pourvu que la personne qui s'y livrât y consentît.

Or, en matière de prostitution, la condition du consentement résiste mal à l'epreuve du concret.

Certes, il existe des prostitué-es consentant-es et indépendant-es, qui n'ont pas envie de faire autre chose et dont la parole adulte et responsabilisée doit être respectée. Il serait condescendant et dominateur ("patronizing" disent les anglo-saxons) de décréter à leur place qu'ils et elles se mentent et sont plus à plaindre qu'ils et elles le disent.

Mais la réalité majoritaire de la prostitution, ce ne sont pas ces libres et indépendant-es du commerce sexuel, suffisamment fort-es pour assumer un choix aussi atypique que celui-là et suffisamment intégré-es pour faire connaître leur vision dans les médias, voire faire éditer leur témoignage chez un grand éditeur parisien.

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L'immense majorité des personnes prostitué-es ne consentent pas à faire ce "métier".

L'immense majorité des personnes prostitué-es sont esclavagisé-es et ne sont précisément pas en situation de consentir.

Pour l'immense majorité de ces personnes, ce n'est pas une activité libérale et c'est même tout le contraire : elles ne fixent pas leurs prix, elles ne choisissent pas leurs client-es, elles ne profitent pas des revenus de leur activité, elles ne bénéficient pas de protection de la société, elles n'ont pas de perspectives de reconversion.

Elles vivent et travaillent en contexte mafieux et anarchique, ce qui n'a rien à voir avec un contexte libéral (au sens économique du terme, cette fois-ci).

Leur consentement ne peut être établi car les conditions de celui-ci ne sont tout simplement pas en place.

Tous et toutes sous la coupe de proxénètes?

Mais les conditions du consentement peuvent-elles être mises en place dans d'autres contextes, en apparence moins précaires que celui des Maréchaux où la pipe vaut une poignée d'euros?

La révélation du curieux mail adressé par Iacub à DSK semble indiquer que non.

Ce message aux accents paranoïaques dit en substance que Marcela, la papesse de la liberté de consentir en tout, s'est trouvée instrumentalisée et n'a pas pu faire autrement que de manipuler son amant et de transformer cette expérience en livre scandale. On l'y a "forcée" dit-elle. Ce sont "eux" qui l'ont obligée à tout ça. Des "eux" qui font leur beurre sur une misère affective et une sordide aventure sexuelle? Des "eux" qui seraient alors comme assimilés à des proxos?

B-DIS-0353Mais qui sont ces "eux"? On ne le saura pas. Et je soupçonne que c'est un choix tout à fait prémédité de la part de Pinocchia de précisément omettre de désigner ses Gepetto. C'est un "eux" collectif, diffus, comme si c'était le corps social tout entier qui avait exercé son aliénante pression sur elle.

Iacub est-elle en train d'essayer de dire que le consentement n'est jamais possible? Que nous sommes toujours contraint-es en tout, que nous n'échappons jamais à l'influence oppressante des systèmes et des contextes? Que la nécessité faisant toujours loi, la morale de l'individu n'est jamais suffisamment forte pour opposer son veto?

Le consentement, cette chimère?

slgAlors, ce serait, pour Marcela Iacub, une occasion toute trouvée de faire tomber définitivement le critère du consentement.

Tout à coup, la notion de consentement deviendrait complètement obsolète. Ne servirait plus à rien. N'aurait plus valeur d'étalon dans la prise en compte des situations et dans le jugement des actions.

Chacun-e ferait ce qu'il ou elle peut et ce qu'il ou elle veut, sans être jamais fondamentalement consentant-e, donc jamais complètement responsable et jamais vraiment libre non plus.

Alors, oui, dans sa logique si vertigineuse qu'elle en est dangereuse, Iacub ne peut plus reconnaître la violence sexuelle. Si dire "non" n'a pas de sens, dire "oui" est une sourde obligation sans échappatoire. Si dire non n'a pas de valeur performative, le viol n'existe plus. Vous pouvez crier "non", ça voudra toujours dire quand même "oui".

Dire "oui à tout"? Non merci!

Alors, faut-il dire "oui à tout", comme le fait Marcela Iacub en écrivant un livre dont elle  dit désapprouver le projet? Dire oui même quand on voudrait dire non, dire oui même quand tout le coeur et tout le corps crient non? Dire oui, parce que de toute façon, oui serait in fine la seule option réaliste? Dire oui et se complaire dans un négationnisme de la violence physique et symbolique? Dire oui et se vautrer dans le mépris de soi? Dire oui, même si ça n'a plus aucun sens, puisque non est aussi vidé de sa substance?

Pour moi, ce sera non. Non merci. Je continuerai à dire non. Je continuerai à regretter d'avoir dit oui quand j'aurais du dire non. Je continuerais à croire que mes "oui" ont un prix, précisément parce que mon droit de dire "non" est inaliénable et qu'aucun "eux" ne peut le disqualifier ni a priori ni a posteriori.