Salaire des instits : un graphique parlant

Ma collègue de blog, Emma (voir son excellent blog « Mauvaises mères »), m’a envoyé cette semaine un graphique tout à fait intéressant, en me disant « ça devrait te plaire ». Il s’agit d’un graphique publié sur le site américain Upworthy par un dénommé Tim Smith, qui présente son post intitulé “Which countries pays their teachers what they’re worth ?” (qu’on pourrait traduire par : Quels pays paient leurs instits à leur juste valeur ?) ainsi : « Les profs ont un métier difficile. Ils travaillent de longues heures et ne sont pas payés beaucoup. Mais avant ce graphique, je n’avais jamais réalisé que c’était un phénomène américain ».

Instits français et américains, même combat ?

Le graphique se propose de mettre en comparaison deux données : colonne de gauche, le classement des principaux pays de l’OCDE en fonction du nombre annuel d’heures d’enseignement des instits ; colonne de droite, le classement des mêmes pays en fonction du salaire versé aux instits par rapport au PIB par habitant.

La grande force de ce graphique est évidemment visuelle. Exit, les tableaux abscons à déchiffrer à la loupe. Le fond noir, la typo, la présentation très simple visent l'efficacité, et les couleurs, l’épaisseur des traits servent à accentuer les résultats de la comparaison. Et en effet, il apparaît au premier coup d’œil que les instits américains sont les plus lésés dans ce comparatif : tout en haut du classement pour les heures d’enseignement, les voici presque en bas pour le classement des salaires. « Un phénomène américain », nous dit Tim Smith, mais nous français voyons immédiatement que la situation des instits français n’est guère plus enviable : dans le peloton de tête au nombre d’heures d’enseignement, ils font partie des rares pays qui versent à leurs instits un salaire inférieur au PIB par habitant (0,97 contre 0,96 pour les EU).

A l’inverse, le graphique fait office de cabinet de recrutement pour l’éducation nationale coréenne : peu d’heures d’enseignement, mais un salaire de très loin supérieur aux autres instits ! Rappelons ici que la Corée fait partie des pays les mieux classés aux évaluations internationales…

Un graphique en trompe-l’œil… pour les américains

Une fois jeté ce premier regard, il faut s’attarder sur les données de ce graphique.

Tout d’abord, elles datent un peu, puisque ce sont des données de 2007 tirées des Regards sur l’éducation 2009 de l’OCDE (depuis, le rapport 2012 est sorti, on a en déjà parlé ici).

Ensuite, il faut s’arrêter sur l’indicateur choisi pour la colonne de droite : « salaire après 15 ans d’expérience par rapport au PIB par habitant ». Je ne suis pas prof d’économie, mais ce que je comprends, c’est qu’il s’agit de comparer le temps de cours des instits avec ce qu’ils perçoivent eu égard aux richesses produites en moyenne par chaque habitant du pays. Autrement dit, il ne s’agit pas de salaire perçu, il y a une donnée invisible ici qui est le PIB par habitant de chaque pays. C’est une manière de considérer les choses, très anglo-saxonne : quel salaire touche un individu en regard des richesses produites dans le pays. On notera que cet indicateur n’existe plus dans le rapport 2012 de l’OCDE.

Cet angle de vue masque les données brutes. L’exemple le plus éclatant est la situation du Luxembourg dans ce graphique : les instits luxembourgeois apparaissent très bas dans le classement du salaire / PIB, or ils sont les instits les mieux payés du monde, et de très loin : 65 171 $ en début de carrière, 95 043 $ au bout de 15 ans, 114 988 $ à l’échelon maximal (données 2010) ! Leur mauvais classement dans le graphique s’explique par le fait que le PIB par habitant du Luxembourg est le plus élevé au monde, avec 86 899 $ (beaucoup de richesses, surtout bancaires, peu d’habitants), contre 47 199 $ pour les Etats-Unis et 33 820 $ pour la France (source Banque Mondiale, données 2010).

On comprend ce que ce classement peut avoir de trompeur. Il faudrait en fait retenir, pour la colonne de droite, le salaire perçu par les instits.

And the loser is…

Salaire enseignants 2010 - OCDE copieConsidérons donc, afin de nuancer le graphique, les salaires effectivement perçus par les instits. En 2007, année de référence pour les données publiées par l’OCDE dans ses Regards pour l’éducation 2009, un instit américain touchait annuellement, en début de carrière, 35 907 $ par contre 23 640 $ pour un français ; au bout de 15 ans de carrière, 43 633 $ contre 31 800 $ pour un instit français.

Etendons la comparaison aux derniers chiffres disponibles, ceux publiés par l’OCDE en 2012 (données 2010 ci-contre). En début de carrière, un instit américain touche 36 977 $ contre 24 434 $ pour un instit français ; puis au bout de 15 ans de carrière, 45 226 $ pour un américain contre 32 733 $ pour un français.

Ajoutons qu’entre 2000 et 2010, un instit américain a gagné 3 % de salaire, un instit français en a perdu 8%. Et que depuis 2010, le salaire des instits français est gelé…

Les données salariales brutes rehaussent donc sensiblement la situation salariale des instits américains décrite dans le graphique. Mais pas celle des instits français.

Conclusion

Le graphique de Upworthy doit être mis en perspective, il est parlant certes, mais parle américain : les indicateurs retenus ne reflètent pas la réalité des salaires des instits à travers le monde. On aimerait que soient publiés des graphiques équivalents – car la force visuelle de celui-ci est incontestable – qui prennent en compte les salaires perçus, l’évolution des salaires dans le temps, qui comparent les salaires des instits en fonction du salaire moyen de chaque pays, ou du salaire moyen à qualification égale, etc…

Quelque chose me dit de toute façon que, par quelque bout que l’on prenne les choses, les instits français ne seront pas à la fête…

 

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