Les (bons) médicaments ne coûtent pas assez cher

Campagne choc

Médecins du Monde a lancé une campagne pour faire baisser le prix des médicaments, à coups de slogans choc, tellement choc que l'autorité de régulation de la publicité a déconseillé de la relayer. Double bénéfice pour l'association: sa campagne a été ainsi complaisament  reprise dans tous les médias et sur les réseaux sociaux, sans avoir à débourser un centime.

La campagne joue sur du velours : dénonciation des méchants laboratoires pharmaceutiques qui font des profits, comparaison entre coût de production et prix de vente des médicaments, aucune grosse ficelle n'est épargnée. Il est nettement plus facile de s'attaquer à des cibles anonymes et déjà largement détestées comme les laboratoires pharmaceutiques.

Alors que l'essentiel du coûts de la santé est constitué de salaires, on imagine le scandale qu'aurait produit une campagne représentant un médecin rigolard en blouse blanche avec comme légende "ton infarctus, c'est mon ISF" ou autre "ton cancer, c'est ma résidence secondaire", indiquant les rémunérations moyennes des différentes spécialités médicales.

Il est normal, et souhaitable, que les médecins soient bien payés pour faire leur métier. Il est tout aussi normal et souhaitable que le médicament soit une industrie rémunératrice. Et s'il est exact que l'économie du médicament est détraquée, ce n'est certainement pas des attaques démagogiques contre le prix du vaccin contre la grippe ou des chimiothérapies que l'on contribue à améliorer la situation.

La fin d'un modèle

L'industrie pharmaceutique, depuis la fin de la guerre, s'est appuyée sur le modèle économique suivant: Développer des médicaments qui soignent les maux chroniques très répandus dans les pays riches. Antibiotiques, vaccins, antidépresseurs, médicaments contre l'hypertension, anti-inflammatoires, par exemple.

Le développement d'un médicament coûte très cher; à la recherche elle-même, il faut ajouter de nombreux tests et essais cliniques, en vue d'obtenir l'agrément des différentes autorités sanitaires nationales. Un médicament sur 5000 finit ce processus avant d'être commercialisé, mais il a fallu dépenser pour tous les autres. L'amortissement de ce coût passait par les volumes, la vente de grandes quantités de pilules à un prix unitaire modique. A l'échéance du brevet, le médicament devient générique et il faut en trouver d'autres.

Ce modèle a tellement bien fonctionné qu'il est victime de son succès: il n'y a plus guère aujourd'hui de maladie chronique suffisamment répandue qui pourrait bénéficier d'un médicament blockbuster. Les coûts de développement ont, de leur côté, considérablement augmenté, en partie en raison de l'accroissement exponentiel de la complexité de la réglementation pour obtenir les agréments des autorités sanitaires nationales.

Les grandes entreprises pharmaceutiques ont souvent mal réagi à cette évolution. On a vu fleurir des cas de corruption,  de relations problématiques entre laboratoires et autorités politiques ou sanitaires, marketing agressif vis à vis des médecins pour promouvoir des médicaments.

Une autre technique problématique a consisté à étendre l'usage de médicaments en dehors de leur strict domaine d'application pour augmenter les ventes, à l'origine des affaires du Vioxx ou du Mediator; prolonger la durée de vie et le brevet des molécules à succès, et chercher à ralentir l'utilisation des génériques par exemple.

Pfizer a cherché à augmenter sa rentabilité en fusionnant (sans succès) avec Allergan pour réduire sa facture fiscale. L'an dernier a été aussi marqué par l'affaire Martin Shkreli, qui a gagné le titre d'homme le plus détesté au monde pour avoir fait passer le prix du daraprim, un médicament dont il avait acheté la seule usine productrice homologuée par les autorités sanitaires américaines, de 13,50 à 750 dollars. Il est aussi apparu l'année dernière que le laboratoire Valeant se livrait à ce genre de manipulation des prix, aux frais des systèmes de santé nationaux.

J'ai déjà évoqué ici les problèmes de Theranos et des antibiotiques. Il y a clairement un problème dans le modèle économique du médicament. Il s'accompagne d'une perte de confiance envers l'industrie pharmaceutique, illustrée entre autres par le succès des mouvements anti-vaccins.

Petit public, prix élevé

Il est inexact de dire que l'industrie pharmaceutique ne développe plus rien. Simplement, les découvertes d'aujourd'hui ne sont plus destinées à l'essentiel de la population; elles touchent souvent les maladies graves qui concernent un petit nombre de personnes. Comme le coût de développement est toujours aussi élevé mais doit être amorti sur un plus petit nombre de patients traités, le prix de ces médicaments explose.

Le Sovaldi, médicament contre l'hépatite C, coûte 1000 dollars la pilule (à raison d'une pilule par jour pendant 12 semaines, soit en tout 84 000 dollars). L'Halavan, contre le cancer du sein en phase terminale, coûte 500 dollars l'unité (10 000 dollars par an). Ces prix, évidemment, sont bien plus élevés que le coût de fabrication de ces médicaments, générant des marges brutes très importantes.

Ces prix sont-ils trop élevés? Il faudrait pour le savoir comparer ce que ces médicaments apportent et ce qu'ils coûtent. En Grande-Bretagne, on utilise le QALY , le nombre d'années de vie apportées par le médicament, pondéré par la qualité de vie. En d'autres termes, il s'agit d'une mesure de la valeur d'une vie prolongée.

Le Sovaldi, qui guérit les malades de l'hépatite C, qui risquent sinon des conséquences dramatiques (maladies du foie parfois fatales, qu'on ne peut guérir que par une greffe) est considéré comme valant son coût. L'Halavan, qui prolonge en moyenne de trois mois la vie des personnes affectées par un cancer du sein métastatique, ne passe pas et n'est pas pris en charge par le NHS britannique.

Ces deux exemples rappellent à quel point la question du coût des médicaments ne doit pas se limiter à des considérations superficielles sur les prix trop élevés. Le Sovaldi coûte-t-il vraiment trop cher? La seule alternative, pour les malades dont la situation se dégrade, est la greffe du foie. Une greffe de foie coûte 575 000 dollars aux USA. Et les files d'attente sont très longues, de nombreux malades meurent avant de pouvoir être greffés. En comparaison, le Sovaldi est une excellente affaire; et son prix élevé, les profits qu'il apporte, incite d'autres entreprises à proposer des produits similaires. Et le coût descendra encore lorsque son brevet expirera. En somme, le Sovaldi est l'exemple d'un système pharmaceutique qui fonctionne : un médicament réellement utile, qui rapporte beaucoup d'argent à l'entreprise qui le développe. Le médicament est par ailleurs vendu à un prix beaucoup plus bas dans les pays pauvres, ce qui constitue une forme de subvention des systèmes de santé des pays riches à ceux des pays pauvres.

De la même façon, faut-il ou non prendre en charge l'Halavan? Quel est le prix que nous sommes prêts à payer pour prolonger la fin de vie? Ne devrions-nous pas plutôt avoir une réflexion plus générale sur notre rapport à la mort?

La durée de vie ajustée par la qualité est-elle un bon critère? Elle suppose après tout que, par exemple, la vie d'un sourd vaut moins que celle d'une personne qui entend. Mais si on renonce à ce critère, quel critère adopter?

La campagne de Médecins du Monde n'apporte qu'une réponse à ces débats complexes : il faut faire cracher les laboratoires pharmaceutiques. Avec des slogans extrêmement contestables. Le prix des vaccins contre la grippe n'est pas particulièrement élevé; indiquer qu'il s'agit du simple "bonus de fin d'année" des compagnies pharmaceutiques risque surtout de faire chuter les taux de vaccinations, augmentant potentiellement les décès. S'indigner qu'un cancer puisse rapporter "120 000 euros"? Est-ce vraiment cher, comparé aux avantages potentiels pour les malades? Et si un prix de 200 000 euros incitait à trouver des traitements encore plus efficaces?

Il est effectivement nécessaire de corriger les incitations du système de santé. Cela exige de moins prendre en charge les soins à l'efficacité limitée ou inexistante, à pousser les laboratoires pharmaceutiques à être plus transparents sur l'efficacité des soins.

Mais surtout, cela exige d'accepter de payer cher quand cela en vaut la peine.

(Parce que ce post est déjà trop long, un post ultérieur se penchera sur les solutions possibles. Suite au prochain numéro).