En 2015, le classement Forbes des milliardaires estimait la fortune Elisabeth Holmes, fondatrice de la compagnie Theranos, à 4,5 milliards de dollars. Selon un récent calcul du même magazine, cette fortune est désormais... à zéro.
Si vous voulez vous faire une idée de ce que cela signifie, perdre 4,5 milliards de dollars, c'est un dollar par an depuis l'apparition du système solaire. Mieux: cela signifie perdre environ 12 millions de dollars par jour; ou 500 000 dollars par heure; 8300 dollars par minute, ou encore, 140 dollars par seconde pendant un an. Des chiffres qui pris à la lettre, donnent le vertige. Et posent une question très importante, celle de la signification de la richesse et de la valeur.
Valeur fondamentale et valeur de marché
La fortune estimée d'Elisabeth Holmes avait une source unique: les actions qu'elle détient dans son entreprise, 50% du capital. Ce sont ces titres qui ont fait, et défait, sa fortune.
Il y a deux façons d'estimer la valeur d'un actif: la valeur fondamentale et la valeur de marché. La valeur fondamentale correspond à la valeur totale des revenus que cet actif rapportera dans le temps. Par exemple, la valeur fondamentale d'un appartement est la somme de tous les loyers (moins les coûts liés à sa détention) qu'il va rapporter (ou, si vous l'habitez, les loyers que vous économisez). La valeur fondamentale d'une action est la somme des dividendes que l'on en retirera (ou, si l'entreprise ne verse pas de dividende et garde tout, la plus value de revente). La valeur d'un champ sera celle des récoltes que l'on pourra y faire. Etc, etc.
La valeur de marché, quant à elle, est simplement le prix que l'on pourrait obtenir en revendant cet actif. Donc le prix que quelqu'un d'autre serait prêt à payer pour l'avoir.
En théorie, ces deux valeurs devraient être identiques. Qui paierait 101 euros un actif qui lui rapportera 100 euros? Et qui vendrait 99€ quelque chose qui rapporte 100? En pratique, il peut y avoir des écarts pour différentes raisons. Certains actifs peuvent par exemple avoir une valeur "sentimentale" qui s'ajoute à leur valeur fondamentale (j'achète des actions airbus non pas parce qu'elles rapportent, mais parce que les avions me font rêver).
Surtout, la valeur fondamentale d'un actif est souvent inconnue a priori. C'est le ças pour tous les actifs, c'est d'autant plus le cas pour les titres d'une nouvelle entreprise. La valeur de marché devient alors la seule valeur de référence possible.
La valeur de marché peut traduire la sagesse des foules - la meilleure estimation possible étant donnée les informations disponibles, agrégeant de nombreux jugements individuels; mais elle peut être aussi sujette à des emballements, des erreurs collectives. Si la valeur d'une chose est ce que les autres sont prêts à payer pour l'avoir, on peut se retrouver dans un mécanisme dans lequel A achète parce que B achète, B achète parce qu'il sait que C est prêt à acheter, et C achète parce qu'il a vu A acheter. Ce mécanisme peut causer la valeur de marché d'un actif, en l'absence d'autres informations, à atteindre des niveaux énormes.
Mais la valeur fondamentale ne disparaît pas pour autant. On finit par se rendre compte que les revenus ne sont pas au rendez-vous, ou ne justifient pas la valorisation. Et brusquement, le prix de l'actif s'effondre. Ceux qui le détenaient, s'ils s'étaient endettés en se croyant riches, se retrouvent dans l'obligation de le revendre à toute vitesse. La valeur de marché, après avoir été surévaluée, devient brusquement très sous-évaluée. Lorsque la panique se termine, le prix atteint la valeur fondamentale. Les fluctuations boursières ne sont rien d'autre que ces passages brutaux de la valeur de marché à la valeur fondamentale.
De cent à zéro pour sang
Theranos, l'entreprise créée par Elizabeth Holmes, avait pour vocation de révolutionner les examens sanguins, en remplaçant la prise de sang (une expérience déplaisante, comme chacun sait) par un simple prélèvement d'une petite quantité de sang au bout du doigt. L'idée était non seulement de remplacer tous les tests existant (les analyses médicales sont un secteur peu concurrentiel, à fortes marges) et d'aller encore plus loin: grâce aux nouvelles technologies, de révolutionner le diagnostic médical, remplacé par des analyses de sang.
Sur la base de cette idée, l'entreprise a levé des fonds, en abusant du mécanisme des start-ups pour gonfler leur valeur apparente. Rappelons le mécanisme: supposons que 1000 investisseurs soient prêts à mettre un million dans l'entreprise. Il suffit de ne mettre sur le marché que 10% du capital, et ces 10% seront payés en tout un milliard; on pourra dire alors que la valeur de l'entreprise est de 10 milliards - et que la fortune du fondateur s'élève à 9 milliards, puisqu'il détient les 90% du capital restant.
Theranos a largement usé de ce mécanisme, en particulier, en ne faisant pas appel aux professionnels du capital-risque, mais en trouvant des investisseurs aux poches bien remplies et conquis par la belle histoire racontée par la fondatrice de l'entreprise, et les articles complaisants la présentant comme la version féminine de Steve Jobs. Pour les attirer, la solution a consisté à leur vendre des actions préférentielles, qui en cas de liquidation leur permettent d'être les premiers actionnaires servis sur les actifs de l'entreprise.
Ces actions préférentielles, vendues à des prix élevés, créaient la fortune virtuelle d'Elizabeth Holmes. Et puis les problèmes ont fini par arriver. Il est apparu que le plus souvent, les tests sanguins de Theranos n'utilisaient pas une technologie spéciale: ils se contentaient de diluer des petits échantillons de sang pour ensuite effectuer des tests standard, conçus pour des échantillons de sang normaux. Du coup, de nombreux tests sont faux... et l'entreprise court le risque de procès, sans compter le fait qu'elle n'a pas tenu ses promesses, et qu'elle ne gagnera jamais la fortune espérée.
Forbes a donc brutalement ramené la valeur de marché de la fortune d'Elizabeth Holmes à sa valeur fondamentale: zéro, les bénéfices que l'on peut raisonnablement attendre pour Theranos.
Qu'est-ce que la richesse?
Si vous avez 4500 euros sur votre livret de caisse d'épargne, vous savez ce que vous avez. A tout moment vous pouvez utiliser cet argent pour éteindre une dette, partir en vacances, ou autre dépense. Il s'agit d'un actif liquide.
Mais peut-on dire qu'Elizabeth Holmes, avec ses 4,5 milliards de dollars virtuels en actions Theranos, est un million de fois plus riche que vous? d'un certain point de vue, oui.
Mais dans toutes les définitions normales de ce qu'apporte la richesse, non. Si Elizabeth Holmes avait essayé de vendre plus d'actions, la valeur de celles-ci aurait fortement diminué. La valeur papier de ses titres ne tenait qu'à plusieurs conditions - la première, ne pas les vendre. La seconde, maintenir une illusion.
Comme le rappelle Noah Smith, une fortune n'est une fortune que dans la mesure ou elle est raisonnablement liquide, et diversifiée. Sans cela, il ne s'agit que d'un nombre virtuel qui ne vaut que dans la mesure où il existe des gens qui y croient. Cela rappelle que la fortune réelle des gens très riches, dans le sens ou nous entendons tous la fortune - la possibilité de l'utiliser - n'est pas si grande que cela. Cela rappelle surtout que traiter ces très grandes fortunes virtuelles comme le patrimoine de vous et moi n'a pas grand sens - une leçon qu'on a trop souvent tendance à oublier. Elizabeth Holmes n'a jamais été riche que d'un rêve.