Une soirée que l’on doit à la folie burlesque de Michel Fau, enregistrée en plein second confinement quand il n’y avait aucune perspective datée de reprise des spectacles. Une soirée qui enchaîne une série de très beaux extraits du répertoire français que la malédiction du moment rende de plus en plus inquiétants.
Fau en diva chevrotante
C’est du pur Michel Fau, certes. Et d’abord dans sa manière d’endosser les habits de vieille diva chevrotante dans une Casta Diva d’anthologie qu’un vigile vient interrompre (Vous ne pouvez pas rester là, madame. Vous êtes non essentielle- Oui, je sais. Car je suis une artiste, moi. Pas une machine à laver) ou -seul moment filmé en-dehors de la salle, dans le très beau grand Foyer- quand, sur la Danse des furies de Gluck, il marche (ou glisse, plutôt), tous voiles dehors, sur les pas d’une Isadora Duncan ou d’une… Marie-Agnès Gillot.
Mais le concert (superbement filmé par l’équipe de François Roussillon) se pare peu à peu, dans cette salle déserte au public fantôme, d’ombres inquiétantes : solistes maquillés comme du temps du cinéma muet, membres du chœur d’une immobilité de momie, musiciens (des Frivolités parisiennes, très bien, sous la direction bonhomme mais exigeante de Pierre Dumousseaux) qu’on croirait sortis d’un tableau de Degas. Et voici qu’un « Bravo ! » venu de nulle part, écho lointain et oublié des salles pleines, semble angoisser les premiers chanteurs, Philippe Talbot (dans Donizetti) ou Marie-Nicole Lemieux venue exprès trois jours du Canada pour exercer son art: elle a bien fait, elle est épatante, aussi bien dans la véhémence de Gluck (les imprécations de Clytemnestre dans Iphigénie en Aulide) que dans l’élégie d’Offenbach (l’appel à Vénus de La belle Hélène). Lemieux et Talbot qu’on retrouve dans le (presque) final -quelques passages étonnants, car si connus, si beaux, mais mis à la sauce Fau, de Carmen- où ils ne sont pas seuls.
Des chanteurs devant un public fantôme
Fau, Lemieux, Talbot, quelques habitués de l’Opéra-Comique, dont un Franck Le Guerinel qui enlève (passage sans arrière-pensée, sans ombre mauvaise) l’air du général Boum d’Offenbach et réussit à garder son sérieux en poussant l’escarpolette, le célèbre morceau de la Véronique d’André Messager, alors qu’il a sur l’escarpolette un Michel Fau qui glapit sa partie tout en nous dévoilant, lancé de plus en plus haut, ses dessous saumon et ses bottines à la Claudine…
Des chanteurs excessifs, qui souvent surjouent leurs airs (et en sont-ils toujours conscients ?) mais cela leur donne une force aussi, comme si leur vie en dépendait -et, de fait, pendant cette année, elle en dépendait vraiment. Qui, devant la salle vide, imaginant le public qu’ils ont eu, salue exagérément, retrouve les gestes de s’agenouiller dans leur robe de scène (au risque, cf Marie-Nicole Lemieux, de tomber) ou d’envoyer des baisers dérisoires… à qui ? Et qui s’angoisse aussi, dans ce silence qu’ils sont seuls à rompre, s’il n’y aura pas, à l’instar de celui de l’Opéra-Garnier frère, un fantôme de l’Opéra-Comique qui les emprisonnera à jamais dans leurs loges.
Tableaux vivants, photo expressionniste
Des scènes filmées comme des tableaux vivants (ou morts-vivants), d’une mélancolie de plus en plus étrange, magnifiées par la photo expressionniste de Madjid Akimi (éclats de cabaret rougeoyant à la Fassbinder, bruns profonds du cinéma russe) Le burlesque se pare d’une fascination perverse dans le duo de Cats où Fau a pour partenaire l’étonnant Justin Kim, contre-ténor en robe rouge incroyablement garçon-fille, et dans la voix, avec ce petit on ne sait quoi qui nous fait pourtant douter de son sexe.
Et l’on arrive à cette Carmen où… trois Carmen nous attendent : à Kim les Remparts de Séville où il/elle virevolte entre les fauteuils en robe de flamenco sans être, si convainquant de chant qu’il est, jamais ridicule ; à Lemieux l’air des Cartes où elle met un beau désespoir. A Fau la mort de Carmen (avec le Don José de Talbot, lui, dans la tragédie, et le rire qui s’étrangle devant la puissance si culottée qu’y met sa partenaire) Mais on ne dévoilera pas comment est traité L’amour est enfant de Bohème, grand moment de musique et de mise en scène chanté par Lemieux… qui n’y est pas toute seule !
La tristesse du pays qui n’existe pas
Le tableau final (avec les membres du chœur plus momies que jamais) réunit tous les « vrais » chanteurs dans Youkali, admirable mélodie que Kurt Weill écrivit durant son exil à Paris (années 30, années sombres…) Youkali, c’est le pays de nos désirs, mais au final il n’existe pas. Rimmel répandu sur les joues, c’est comme si, tous, ils revenaient d’entre les morts ou que, désormais, chantant pour des salles vides, ils étaient vides eux-mêmes, enveloppes sans contenu, musiciens devenus spectres. Comme si, contrairement au Huis clos de Sartre, l’enfer, c’était l’absence des autres.
Concert de gala pour salle vide, un spectacle mis en scène par Michel Fau et enregistré au mois de mars à l’Opéra-Comique, Paris, sur des musiques de Bellini, Massenet, Gluck, Donizetti, Messager, Offenbach, Lloyd Webber, Bizet et Kurt Weill. Solistes, chœur des Eléments, orchestre des Frivolités parisiennes, direction Pierre Dumousseaux. En replay pendant 6 mois depuis le 8 juin sur le site de France Télévisions.