A l'Opéra-Comique, l'Orfeo de Monteverdi dirigé par le grand Jordi Savall comme un oratorio mythologique

Orphée (Marc Mauillon) avec les joyeux bergers C) Stefan Brion

L'Orfeo de Monteverdi, un des tout premiers opéras de l'histoire, sauvé des eaux... enfin de l'annulation,  représenté aux dates prévues à l'Opéra-Comique -ce sera d'ailleurs le seul spectacle du noble théâtre qui fera ensuite relâche jusqu'à septembre. Une production qui réunit deux générations, celles de la jeune metteure en scène Pauline Bayle et du vétéran Jordi Savall.

Premier opéra de l'histoire -ou non?

On est moins affirmatif que le livret qui nous présente L'Orfeo comme le premier opéra de l'histoire de la musique. Si l'on s'en réfère à notre propre Dictionnaire de l'opéra (de 1597 à nos jours, alors que l'oeuvre de Monteverdi est de 1607), ouvrage il est vrai d'une quarantaine d'années venu d'Italie, l'oeuvre de Monteverdi arriverait en 6e position après d'autres (certaines perdues) de Peri, Vecchi, Banchieri ou Caccini, dont deux Eurydice. Et c'est après avoir assisté à celle de Jacopo Peri, donnée au Palazzo Pitti de Florence pour le mariage de Marie de Médicis avec le roi de France -Henri IV- que le puissant duc de Mantoue, Vincenzo Gonzague, commande à un de ses musiciens (mal) appointés, et d'abord comme joueur de viole, Claudio Monteverdi, le pendant de l'histoire d'Eurydice, l'histoire d'Orphée.

Orphée (Marc Mauillon) et son Eurydice (Luciana Mancini) C) Stefan Brion

Orphée m'incitait à pleurer parce que c'était un homme et non pas le vent (C. Monteverdi)

Gros succès lors de la première au Palais ducal le 24 février 1607, qui vaudra à Monteverdi une autre commande immédiate, l'histoire d'Ariane, pour le mariage du prince héritier -création au théâtre de la Cour le 28 mai 1608, succès incroyable d'une partition cette fois égarée dont il nous reste heureusement  l'admirable Lamento d'Arianna. Mais ce succès ne changea rien à l'avarice du duc, Monteverdi, qui avait 40 ans et vivait très mal de son art, dut attendre d'être viré par l'héritier 4 ans plus tard -un héritier aux oreilles bouchées qui se débarrassa aussi de tous les musiciens de son père mais une chance pour le compositeur qui, parti à Venise, y trouva un poste de maître de chapelle à Saint-Marc. Il y resta 30 ans et y mourut, célébré. Tristes vicissitudes des artistes sacrifiés au bon plaisir des puissants, les musiciens y étant enchaînés bien davantage encore que les peintres ou les architectes...

6e opéra mais chef-d'oeuvre tel qu'il est désormais considéré comme le point de départ d'un genre devenu majeur. Force dramatique, concentration extrême de l'histoire: Orphée se marie, Orphée perd Eurydice, Orphée descend aux Enfers, Orphée obtient de Pluton, suppliée par son épouse Proserpine, de récupérer Eurydice, Orphée perd Eurydice en se retournant. Orphée qui, fils d'Apollon, est un demi-dieu, ne mourra pas déchiqueté par les Ménades mais s'élèvera dans les cieux en compagnie de papa qui le protège -un Apollon incarné par Furio Zanasi qui fut longtemps un Orphée et qui a gardé une belle présence malgré des vocalises parfois difficiles.

Les Esprits Infernaux face à Pluton (Salvo Vitale) C) Stefan Brion

La palette des sentiments humains 

Une musique qui réussit aussi, dans un genre nouveau, à parcourir par le chant la palette de tous les sentiments humains, et le personnage d'Orphée l'incarne admirablement, autant dans la douceur blessée de l'amour perdu que dans la colère contre un sort injuste. La suave poésie, la joyeuse santé des bergers, la noblesse de Proserpine, la tristesse poignante de la Messagère, l'autorité sombre de Pluton: une possibilité absolue pour les si nombreux compositeurs d'opéra qui suivirent de s'abreuver aux sources monteverdiennes qui, particularité, s'il a écrit la moindre note des parties chantées, a laissé l'accompagnement avec des indications a minima, ne notant vraiment que les passages orchestraux, ouvertures ou ritournelles. Mais l'indication de l'orchestre nécessaire à l'oeuvre est précise, avec des instruments fort variés: deux clavecins, contrebasses de viole, dix violes, deux chitarroni (des luths) , deux orgues (à tuyaux de bois), basses de viole, trombones (quatre), petite flûte, trompette aigüe, trompettes à sourdine, orgue régale, petits violons à la française (deux), cornets à bouquin (très populaire à la Renaissance, un serpent de bois avec une embouchure de corne, comme une grosse flûte)

Orphée (Marc Mauillon), les yeux bandés, guidé par Proserpine (Marianne Beate Kielland) C) Stefan Brion

La rigueur de Jordi Savall

On n'a pas compté si Jordi Savall avait respecté à la lettre l'effectif  mais son orchestre du Concert des Nations sonne étrange et magnifique, d'un parfait équilibre et sans jamais couvrir les voix, le chef, qui connaît son Orfeo par coeur, y montrant une rigueur peu commune, en une sorte d'oratorio mythologique, sans peut-être le soupçon de fantaisie dont on eût pu rêver parfois.

Dans un cercle de pivoines

On est un peu inquiet en voyant, rideau ouvert, ce plateau nu et noir pour ce que va nous proposer Pauline Bayle, la metteure en scène. Elle s'en tire finalement assez bien, opposant le monde d'en haut à celui d'en bas, d'abord par une gamme de couleurs, du rouge et du rose en haut (plus des taches bleues, jaunes et vertes par les vêtements des bergers), gris fumé et noir aux Enfers. Le monde d'en haut est vite envahi par les compagnons d'Orphée, bergers et bergères qui installent sur le plateau un champ de pivoines -sans doute artificielles mais très réussies- en préservant un cercle au centre de la scène où Orphée et Eurydice viendront célébrer leurs noces et certains bergers chanter et danser. Evidemment, l'effet de surprise passé, le deuxième acte où Orphée, mine extatique, habillé en gourou blanc crème et pieds nus, raconte son bonheur aux bergers avant que la Messagère ne vienne annoncer la mort d'Eurydice paraît statique d'autant que la psychologie des personnages demeure extrêmement sommaire -et les embrassades joyeuses et répétées des bergers, entre secte douceâtre et accolades à l'américaine façon hug, finissent par agacer.

Orphée chantant sa douleur C) Stefan Brion

La Musique explique l'opéra

C'est beaucoup mieux aux Enfers avec ces Esprits Infernaux au crâne nu sortis de science-fiction, tout en noir, à la fois inquiétants et désespérés, dans une pénombre poudreuse sur fond de beaux arbres morts stylisés couleur anthracite (une sorte de Flûte enchantée funèbre). De même la dernière image est très belle, où, en fond de ce plateau de nouveau nu et noir, la Musique, qui vient de chanter avec les bergers le bonheur céleste d'Orphée, s'éloigne dans un silence de nuit, tache rouge qui retourne aux ténèbres. Cette Musique (La Musica) qui ouvre l'opéra pour expliquer son rituel, introduction sans doute nécessaire pour les spectateurs de l'époque, et Luciana Mancini, qui chante aussi Eurydice (rôle finalement assez annexe), le fait avec beaucoup de grâce, même si le chant manque d'unité.

Les femmes sont d'ailleurs un peu en-dessous: la Messagère de Sara Mingardo, d'une belle véhémence et d'une douleur d'une juste retenue, est parfois courte de notes et le chant de la Nymphe Lise Viricel pas toujours aisé. La Proserpine de Marianne Beate Kielland montre, elle, beaucoup de noblesse malgré une incarnation un peu froide.

La Musique (Luciana Mancini) s'éloigne... C) Stefan Brion

L'admirable Orphée de Marc Mauillon

Les hommes sont globalement très bien. Belle puissance sombre (et tessiture du rôle) pour le Pluton/Charon de Salvo Vitale. Les trois bergers solistes (de la Capella Reial de Catalunya qui compose le choeur) sont remarquables, surtout le contre-ténor Gabriel Diaz et le remarquable Victor Sordo Vicente à la projection si évidente. Enfin Marc Mauillon est un admirable Orphée, rôle qu'il a déjà chanté évidemment mais cela n'enlève rien à sa facilité vocale, à la netteté de son italien, à l'élégance de son chant, à la manière dont il passe d'un sentiment à l'autre -son air de l'acte V où, couché au milieu des fleurs, la robe d'Eurydice suspendue près de lui comme un linceul vide (autre superbe image), il dit sa douleur dernière, est simplement magnifique d'humanité.

Les deux autres grands ouvrages lyriques de Monteverdi - Le retour d'Ulysse et Le couronnement de Poppée- viendront à la fin de sa vie, 30 ans plus tard. Mais cet Orfeo fut déjà un tel coup de maître que, nonobstant les qualités de ses prédécesseurs, on peut peut-être, finalement, en faire le premier VRAI opéra de l'histoire...

L'Orfeo de Claudio Monteverdi, mise en scène de Pauline Bayle, direction musicale de Jordi Savall. Opéra-Comique, Paris, le 7 juin à 18 heures, les 9 et 10 juin à 20 heures (surveillez les horaires). La durée est de 2 heures sans entracte.