A l’Opéra-Bastille, « La force du destin », opéra mal-aimé de Verdi, est le dernier de la saison.
Leonora et le meurtrier de son père
C’est une reprise de la mise en scène de Jean-Claude Auvray qui a déjà huit ans, d’un classisme épuré, avec, pour les premières représentations, Anja Harteros, la partenaire préférée de Jonas Kaufmann, et un nouveau ténor de talent, l’Américain Brian Jagde.
Entre les hauts murs lugubres d’un palais espagnol une femme et un homme finissent de dîner, sous les portraits des ancêtres : Leonora et son père. Celui-ci se retire, laissant Leonora veiller. Mais Leonora attend son amant Alvaro. Il arrive. Le père, réveillé, revient. Dans la confrontation un coup de feu accidentel le tue. Les amants s’enfuient, séparés. Le frère de Leonora, Don Carlo, va traquer le meurtrier de son père et sa sœur impie. Sa sœur qui, désespérée, va trouver refuge dans une grotte près du couvent de la Madone des Anges (prétexte à un chœur superbe et fameux entre Leonora et les moines)
Commande du tsar, une intrigue pleine de trous
C’était une commande à Verdi du tsar de Russie, et l’œuvre fut créée à Saint-Pétersbourg en 1862, un an après l’indépendance de l’Italie. Cela a son importance car l’histoire, pleine de trous (l’opéra est très long, près de trois heures), mélange à peu près tous les grands thèmes verdiens, le pouvoir, la guerre, la religion, les gitans, la fatalité (le titre, « La force du destin », en est presque philosophique), les héroïnes frappées par le malheur, la vengeance. Mais tout cela dans un désordre absolu où l’on perd l’intrigue principale, où l’on passe sans raison d’Espagne en Italie et d’Italie en Espagne, avec des Espagnols qui font la guerre en Italie, des drapeaux dans tous les sens, une Gitane (Preziosilla) qui, de tireuse de cartes, se transforme, allez savoir pourquoi, en cantinière : Preziosilla, complètement inutile à l’intrigue mais dotée de deux fort beaux airs (une marche de guerre sur «Rantantanplan » !), d’autant plus beaux quand ils sont défendus par Varduhi Abrahamyan soi-même !
C’est pourtant Francesco Maria Piave, le librettiste de Traviata, qui signe le livret – Traviata, modèle de concision. Mais c’est comme si Piave et Verdi s’étaient dit : il faut en donner aux Russes pour leur argent ; et puis, vues de Russie, l’Espagne et l’Italie, c’est la même chose. Mais Verdi, pas content du livret, alla voir Piave pour le reprendre, mais un Piave à l’agonie. Difficile de lui dire : « Peux-tu me réécrire ton texte avant de mourir ? » !
Mais la musique est du grand Verdi !
Dommage, car, au-delà de l’ouverture (célébrissime, sublissime et jouée ici APRES la scène initiale, excellente idée d’Auvray -les mauvaises langues diront : «La meilleure » ce qui serait un peu injuste), la partition fourmille de merveilles, bref du grand Verdi, militaire, sentimental, bouffon, coloré, tragique, qui fait passer que, comme chez Feydeau (en plus sinistre…), dans ces deux territoires si immenses, les personnages qui ne doivent pas se rencontrer se rencontrent systématiquement… et c’est évidemment au détriment de l’intérêt qui devrait nous clouer à notre siège, le seul personnage vraiment émouvant étant Leonora, qui disparaît d’ailleurs pendant tout un acte.
Jean-Claude Auvray se contente d’illustrer, dans de fort beaux décors dépouillés et de magnifiques lumières qui rappellent les peintres espagnols, Zurbaran ou Greco. L’Italie est moins bien servie que l’Espagne, les costumes sont superbes, mais il n’y a aucun effort pour rendre l’intrigue plus solide ou lui donner une quelconque connotation politique ou humaine (on se passerait d’ailleurs de ces machinos qui ne sont même pas déguisés en soldats pour ôter certains éléments du décor !)
Une distribution de qualité
Du coup on s’attache à une distribution sans faille, portée par la baguette attentive de Nicola Luisotti qui rappelle les chefs italiens de l’époque de Tebaldi ou Callas (Gavazzeni, Galliera) : parfaitement dans le ton sans chercher à imposer une VISION. Très bien, Gabriele Viviani en Fra Melitone, personnage-bouffe, comme Rafal Siwek, belle basse, en Padre Guardiano. Zeljko Lucic (habitué à Scarpia ou à Rigoletto), qui n’a pas le plus beau timbre du monde, met beaucoup d’humanité dans le personnage du frère vengeur, rattrapé par l’amitié (car évidemment le meurtrier de son père va lui sauver la vie à la guerre !) On découvre en Alvaro meurtrier le très beau timbre, sonore et charpenté, de l’Américain Brian Jagde qui, de plus, sait augmenter la voix quand l’orchestre joue plus forte -ce qui est du grand art. Pour l’émotion, malheureusement, il n’en montre guère, si peu concerné quand Leonora meurt devant lui.
Et Anja Harteros au-dessus du lot
Mais il y a Anja Harteros : mère allemande, père grec, et voilà pourquoi on l’a comparée à Callas, dont elle possède la noble stature et l’intensité du jeu. Sa Leonora est brûlante mais digne, aussi digne en grande d’Espagne qu’en ermite vêtue de haillons, cheveux défaits, dans ce décor âpre et calciné où, dans la pénombre, elle va mourir, après un « Pace, pace » bouleversant (cet air est un des grands « tubes » des sopranos verdiennes). Aucune mièvrerie dans le personnage accablé par le destin, l’aura d’une martyre où Harteros, à la beauté de la note d’une Tebaldi, préfère le cri si son émotion est plus intense…
Elena Stikhina (qui la remplace dès le 22 juin) aura fort à faire mais on nous dit beaucoup de bien de la jeune Russe. Autour d’elles se déploie cependant un spectacle de qualité qui, sans rien révolutionner, respecte son public : que demande le peuple (espagnol, italien ou russe) ?
La force du destin de Giuseppe Verdi, mise en scène de Jean-Claude Auvray, direction musicale de Nicola Luisotti, Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 9 juillet (à part le rôle de Leonora la distribution ne change pas)