Garnier offre une nouvelle mise en scène de "Don Giovanni" de Mozart par Ivo van Hove, dirigeant une jeune troupe sous la baguette de Philippe Jordan. Et un décor labyrinthique à la Piranèse remplace les tours de La Défense de la dernière mise en scène, celle de Michael Haneke.
Qui est vraiment Don Giovanni ?
Qu’attend-t-on d’un nouveau Don Giovanni ? Qu’en attend-on surtout quand c’est un grand comme Ivo van Hove qui nous le propose ? Une méditation sur le pouvoir et la liberté, après ses fulgurants Damnés à la Comédie-Française ou plus récemment son Electre d’Eschyle ? Après son Boris Godounov à Bastille l’an dernier ?
C’est la question que l’on se posait tous à l’entracte (« J’attends de voir » disait quelqu’un) tout en trouvant déjà remarquable ce que l’on avait vu, dans ce décor de piazzetta italienne déserte, aux structures dignes des tableaux de Chirico, mais hantées par la nuit, par des escaliers labyrinthiques striant l’espace, de sorte que, dans cette nuit (cette terrible nuit dit Leporello) où il y a toujours quelqu’un de caché quand on se croit seul, les turpitudes de Don Juan ne peuvent jamais rester secrètes. De sorte qu’il ne réussit quasi jamais ses tentatives, ironie de da Ponte, le librettiste de Mozart, qu’on a rarement si bien éclairée.
Libre, cynique, cruel
Et peu à peu, dans la seconde partie, se révèle, de la part de van Hove, une vision subtile et inattendue qui ne concerne pas Don Juan directement. Don Juan est ce qu’il est, libre et cruel, un pistolet à la ceinture (avec lequel il tue le Commandeur) comme en ont aussi les amis de Mazetto dans cette Italie terre de vendetta où l’on dégaine pour survivre -et son statut de noble ne peut forcément sauver Don Juan ; ce Don Juan est égoïste, cynique, courageux aussi, bref conforme à la tradition et il faut le grand talent d’Etienne Dupuis (et la voix qui va avec) pour lui donner toute sa force.
Un Don Giovanni qui révèle les couples à eux-mêmes
Mais ce Don Giovanni nous compte des histoires d’amour, dont notre héros obsédé est le révélateur : première histoire, celle de Donna Anna et Don Ottavio.
Quand Anna pleure son père, le Commandeur, Ottavio s’empresse d’escamoter le corps et lui lance un Tu as (désormais) en moi un époux et un père. C’est peut-être pour se défaire de cette tutelle machiste qu’Anna obtiendra un sursis du mariage d’un an pour conforter mon cœur (dit-elle à la toute fin). Entre-temps ces deux jeunes gens nous auront montré leurs sentiments sincères, portés par une Jacquelyn Wagner charmante (parfois en difficulté dans les écarts du redoutable Or sai chi l’onore), et un magnifique Stanislas de Barbeyrac qui donne à Ottavio une humanité le rapprochant du Tamino de La flûte enchantée, épreuves comprises…
Violence, passion, vengeance…
Encore plus jeunes, le couple Zerline-Masetto. Masetto n’est plus l’éternel grand benêt mais un garçon bouillant, d’une jalousie de tigre, et qui comprend tout de suite les desseins de Don Juan. L’envie de Zerline d’échapper à cette emprise explique qu’elle se rapproche du séducteur, dont elle saisit d’ailleurs très vite les intentions : toujours quelques problèmes de projection pour un Mikhaïl Timoshenko à la belle fureur, moins pour Elsa Dreisig qui, dans le Vedrai, carino, devant son Mazetto blessé et qui a ENFIN besoin d’elle, obtient une juste ovation.
Plus inattendue, Donna Elvira (excellente Nicole Car, belle couleur de timbre et intensité du jeu) dont il est évident qu’elle est toujours folle d’amour pour Don Juan et à qui van Hove réserve une évolution étrange et troublante (impossible du temps de Mozart !) en jouant sur la ressemblance de Don Juan et Leporello (objet d’ailleurs d’une scène où, comme dans Les noces de Figaro, la nuit confond et mélange les identités)
Une mise en scène hyper-inventive
Ainsi Don Giovanni réussit-il sur son dos à fédérer un groupe et à la fin tous seront amis en oubliant le disparu, grâce à une fin troublante et qui, peut-être, rebat les cartes. Mais il faudrait dire encore la formidable direction d’acteurs qui fouille les personnages, les jolies trouvailles de mise en scène, la rose au premier plan refleurie par Donna Anna, le désarroi d’Elvira quand elle a pris Leporello pour Don Juan, le bal des masques qui finit l’acte 1, admirablement mis en espace. Et la ressemblance troublante d’Etienne Dupuis et Philippe Sly-Leporello (voix magnifique et personnage plein de dignité, qui fait jeu égal avec son maître), accentuée à dessein par van Hove qui sait que chacun a déjà chanté le rôle de l’autre. On ajoutera, mais on pourrait être inépuisable, qu’on a rarement vu (avec l’aide de la vidéo, pour une fois très bien utilisée) une mort de Don Giovanni si réussie, même si le personnage du Commandeur (Ain Anger), est, exprès, un fantôme tout à fait quotidien…
Evviva Mozart !
Dernier compliment à Philippe Jordan dont l’énergie donne à cette version très musique de chambre l’attention nécessaire pendant trois heures sans un moment de relâchement. Au point que cette oeuvre, considérée parfois comme « moins facile » que Les noces de Figaro ou La flûte enchantée, résonne, grâce aussi à un très bel orchestre de l’Opéra, comme un idéal de puissance, de tendresse et de grandeur où le « Viva la liberta ! » de Don Giovanni, deux ans avant la Révolution Française, nous le fait compléter par un « Viva Mozart ». Et aussi un « Viva van Hove » : avouez qu’un metteur en scène qui n’est accueilli sur la scène de l’Opéra par aucun sifflet un soir de première est presque un trésor national !
Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart, mise en scène d’Ivo Van Hove, direction musicale de Philippe Jordan, Opéra-Garnier jusqu’au 13 juillet