Au théâtre de l'Athénée le "Testament de la tante Caroline", délicieuse opérette oubliée d'Albert Roussel

Les neveux et nièces de Caroline "cuisinant" Lucine (Marie Perbost) C) Pierre Michel

On ignorait qu'Albert Roussel eût écrit une opérette. Elle se donne à l'Athénée jusqu'à jeudi, l'occasion d'une soirée délicieuse...

Ce "Testament" de Roussel: un bijou musical

Disons-le d'entrée, "Le testament de la tante Caroline", musique d'Albert Roussel, mise en scène de Pascal Neyron, qui se donne à l'Athénée jusqu'au 13 juin, est un bijou. Partition charmante, comédiens-chanteurs drôlissimes, livret malin, mise en scène inventive... et pas une minute de trop. On en sort le coeur léger alors que la nuit n'est pas encore là.

On se demandait d'ailleurs ce qui avait poussé tant de spectateurs (un théâtre fort bien plein!) à venir ouvrir ce "Testament de la tante Caroline", en n'imaginant pas qu'ils soient venus, comme nous, pour Roussel, ce merveilleux compositeur qu'on oublie trop de par chez nous, et d'une magnifique énergie comme on l'entend dans sa 3e symphonie ou dans son ballet Bacchus et Ariane (on joue toujours la 2e suite d'orchestre mais le reste est aussi admirable...)

Un cercueil qui descend dans la fosse... d'orchestre

On n'a pas eu le temps de chercher la réponse. Devant le rideau trônait le cercueil de la tante Caroline qu'entouraient des proches (faussement) éplorés. Puis, sur une musique funèbre de Mozart, on descendit ledit cercueil dans la fosse (c'est-à-dire dans la fosse... d'orchestre!) avant que le prêtre, nous obligeant, nous, l'assistance, à nous lever, dît quelques mots rappelant l'âme charitable de la morte et combien elle avait fait le bien y compris dans ses activités professionnelles puisque, peu avant son trépas, elle poursuivait encore ses activités de... galanterie.

Le prêtre nous pria de nous rasseoir et se tourna vers l'orchestre en levant les bras. Et l'on se dit que, malgré notre deuil, c'était déjà très bien parti: beaucoup d'invention en cinq minutes, du metteur en scène Pascal Neyron, jeune encore, au chef Dylan Corlay, lui aussi à peine trentenaire et qui colorera avec beaucoup d'élégance la si jolie musique (et variée) de Roussel, à la tête de l'ensemble Les Frivolités Parisiennes, un groupe de bien talentueux musiciens (il y en a de plus en plus, de ces groupes à géométrie variable, ce qui prouve qu'il y a un manque du côté des orchestres ou que le tissu musical français n'est plus vraiment adapté: que fait la police? Pardon l'Etat (c'est la même chose)

Un tourbillon à la maternité autour de maître Corbeau (Till Fechner) C) Pierre Michel

Une Caroline très galante et des nièces... coincées

Alors s'ouvre le rideau sur Lucine (Marie Perbost, délicieuse) et Noël (Fabien Hyon, joli ténor), la femme de chambre et le chauffeur de Caroline d'Anjou -un nom de courtisane! On comprend que ces deux-là se sont frottés l'un à l'autre mais maintenant que madame est morte... dame, il faut chercher une autre place! Survient le docteur Patogène, très agacé que la tante soit morte sans le prévenir: "Cinq minutes après votre départ elle agonisait - Au moins je ne l'aurais pas tué"; d'ailleurs il en a assez des malades, il va ouvrir une maternité et engage Lucine aussi sec. Et arrivent surtout les trois nièces de Caroline, Béatrice, la vieille fille entrée dans les ordres (Marion Lenormand, impayable), et ses soeurs, Christine( Marion Gomar, très bien), la vulgaire en rouge qui fait des cuirs ("J'ai le sang qui me bat dans les haltères"), et Béatrice (Lucile Komitès, joliment pincée), en vert, mauve et écossais (l'ensemble fait mal aux yeux), accompagnés de leurs maris, Ferdinand, placier en boîtes de sardines, l'insignifiance même (Charles Mesrine, et il faut du talent pour jouer l'insignifiance) et le major Jobard, roquet excité et trépignant (Aurélien Gasse, d'une hystérie parfaite)

Lucine (Marie Perbost) et Noël (Fabien Hyon) devant Patogène (Romain Dayez) C) Pierre Michel

Une oeuvre au joli livret créée... en Tchécoslovaquie!

"Nous sommes seules héritières. Il faut veiller au grain" Et, interrogeant Lucine sur le ton doucereux du "Ma tante vous a-t-elle parlé de nous?" , les nièces s'attirent la réponse (en forme d'air, ravissant) que "non, elle parlait à son chauffeur, elle parlait à son ami, le duc de Grattémoila" et aussi "le président du tribunal, un communiste conservateur, son confident le cardinal lui tout orné de son camail" En revanche non, jamais, au grand jamais, elle n'a parlé de ses nièces... (qui ne venaient jamais la voir, quoique pleurant désormais des larmes de crocodile)

A ce moment-là, on regarde le nom de ce librettiste, le peu connu Nino, pseudonyme de Michel Veber, qui, dans cette opérette, montre le talent d'un Willemetz ou d'un Mirande. Et l'on s'interroge sur l'étrange destinée de ce "Testament de la tante Caroline" qui fut un four en 1936, et pour cause: Roussel espérait suivre les exemples brillants de ses sérieux amis, Ibert ou Honegger. Patatras! L'oeuvre (et il faudra enquêter là-dessus, ce pourrait être un nouveau sujet d'opérette...) fut créée à Odomouc, jolie bourgade (100.000 habitants aujourd'hui tout de même) de Tchécoslovaquie (même pas Prague ou Bratislava), et en tchèque, des Tchèques qui ne comprirent rien à ces allusions gentiment grivoises aux moeurs et turpitudes de la bourgeoisie française. Quand l'Opéra-Comique consentit à représenter la version française (Roussel était mort ou agonisant) dans une mise en scène du très sérieux Georges Pitoëff, spécialiste des drames russes, certaines bonnes âmes demandèrent au ministre qu'on retirât de l'affiche "ce spectacle déplacé": il est vrai qu'un cardinal au bordel, cela n'arrivait pas, comme on l'a su plus tard. Le ministre, qui était Jean Zay, n'obtempéra pas, laissant jouer ce "Testament de la tante Caroline". Fort peu, d'ailleurs, mais ce n'était pas la faute du ministre...

Maître Corbeau fait Colombo

Mais voici soudain (alors qu'on s'est bien amusé depuis une demi-heure, qu'on a goûté la musique pimpante de Roussel, à la fois années 30 et de pur Roussel avec ses cordes énergiques et ses cuivres qui pouètepouètent façon jazz, et, dans les airs plus poétiques de ravissants bois jouant des notes légères comme des pointes) que surgit l'exécuteur testamentaire, maître Corbeau, un Till Fechner bourru et déchaîné, imper et clope au bec à la Colombo et la voix gouailleuse de Jouvet dans Quai des Orfèvres. Et il annonce que si aucune des nièces n'a eu un héritier dans un délai d'un an, tout l'héritage (fort rondelet) ira à l'Armée du Salut...

On devinait bien, en voyant ces cinq-là, que ce ne devait pas être galipette tous les jours, d'autant que l'une des nièces a pris les ordres. Mais on n'en dira pas plus.

Patogène et smoking blanc (Romain Dayez), Corbeau en imper (Till Fechner), Jobard en costard (Aurélien Gasse)...  et Noël en rouge père Noël (Fabien Hyon) C) Pierre Michel

Héritage et musique de cloches

On ne dira plus rien pour tous ceux qui prendront d'assaut l'Athénée, leur dissimulant ce qui se passe dans la maternité ouverte par Patogène entre deux "cinq à sept" (impayable Romain Dayez), chambres "pervenche, glycine, rose et lilas", avec des ventres ronds et d'autres qui ne le sont guère, de fausses mères et de vrais fils, des bébés qui "sont venus au monde à la même seconde", un "jeune pêcheur breton qui voulait qu'avec lui je pêche la sardine" et un conte de Noël (avec musique de cloches qui sont plutôt celles de Pâques, oeufs compris!) qui termine délicieusement cette histoire finalement morale (car les gentils sont récompensés!), menée par la ferme et souple baguette (on le redit) de Dylan Corlay, et mise en scène par Pascal Neyron avec beaucoup d'idées charmantes et sans temps mort.

Traduisant les applaudissements des spectateurs qui signifiaient (car ça riait beaucoup autour de moi et de tous côtés): "On espérait une soirée divertissante mais on ne s'attendait pas qu'elle soit de cette qualité"

"Le testament de la tante Caroline", opérette d'Albert Roussel sur un livret de Nino, mise en scène de Pascal Neyron, direction musicale de Dylan Corlay. Théâtre de l'Athénée, Paris, le 11 juin (19 heures), les 12 et 13 juin à 20 heures.

Reprises déjà prévues le 7 novembre au théâtre Impérial de Compiègne (60200) et le 21 novembre au théâtre de Rungis (94150)