François Salque, Sarah Nemtanu et leurs camarades dans l'intimité de Brahms

Pierre Fouchenneret, Lise Berthaud, François Salque et leurs camarades. D.R.

C'est une entreprise courageuse et qu'il faut saluer, qui trouvait son aboutissement ce week-end à Paris au théâtre des Bouffes-du-Nord: jouer (et enregistrer) toute la musique de chambre de Brahms, un petit quart de la production du compositeur, une trentaine d'opus. Pour porter ce projet un groupe de musiciens français autour de François Salque, Sarah Nemtanu, Pierre Fouchenneret ou Eric Lesage. Deux albums sont déjà parus pour fixer cette aventure, les autres s'échelonneront jusqu'à l'an prochain.

Le concert dans la maladrerie

J'avais eu un avant-goût du travail des musiciens dès le mois de mars en me rendant à Beauvais pour écouter les deux sextuors à cordes. Car il faut aussi rendre hommage à cette structure nommée "La belle saison", qui regroupe quelques lieux magnifiques et méconnus de France (surtout), de Belgique et d'Italie (un peu), pas forcément dans des grandes villes (ainsi Beauvais, Coulommiers, Espalion, Cherbourg, Saint-Dizier, Saint-Omer ou Gerberoy, Béziers ou Arles) et qui, en-dehors de leur charme, ont aussi de vraies qualités acoustiques qui peuvent permettre des enregistrements.

La maladrerie de Beauvais D.R.

Ainsi le concert de Beauvais, dans la maladrerie Saint-Lazare où, sous la somptueuse charpente de bois on soignait au Moyen Âge les lépreux, nous présentait nos six musiciens sortant d'un ou deux jours de studio et jouant encore pour nous avec un bel esprit de partage. Les violonistes Pierre Fouchenneret et Shuichi Okada, les altistes Lise Berthaud et Adrien Boisseau, les violoncellistes François Salque et Yan Levionnois avaient installé un climat vraiment chambriste, avec de la tendresse et de la mélancolie; peut-être, relisant mes notes, aurais-je souhaité parfois plus d'énergie, de contrastes, que ça explose (mais François Salque y mettait déjà toute l'intensité requise)

Violoncelles aux commandes

Il y avait chez Lise Berthaud une forte présence, avec des morceaux de bravoure (dans le premier sextuor) où elle montrait son talent. Dans le deuxième sextuor, il m'avait semblé que la circulation à six instruments tardait à se mettre en place et que, comme souvent, c'était Salque qui l'installait. Pierre Fouchenneret, le premier violon, et leader forcément d'un tel groupe, demeurait un peu en retrait. Salque, parfois soutenu par Levionnois, menait les choses, mais cela ne provoquait pas trop de déséquilibre, même si l'écriture de Brahms s'équilibrait un peu autrement.

Lise Berthaud, altiste  D.R.

Le retour du violoniste

Ce week-end Fouchenneret était vraiment aux commandes. Cela n'enlevait rien à la présence des autres, à l'engagement de Salque, Berthaud et leurs camarades, à la belle sonorité d'Okada, et Levionnois qui rayonnait encore plus. Le lieu peut-être, plus intime, mais qui met une petite distance entre les artistes et nous, de sorte qu'ils peuvent nous deviner plus que nous voir: à quoi cela tient-il? Ou le travail affiné, peaufiné, nourri ensemble.

Jeanne Moreau et François Sagan

Le premier sextuor contient un mouvement lent admirable, qui ressemble à un thème baroque (quelque chose de Haendel) Brahms en fit ensuite un morceau de piano ("Thème et Variations") Louis Malle, en 1958, le prit pour musique de son film-scandale, "Les amants" (avec Jeanne Moreau) Cela changea sans doute la vision qu'on avait alors de Brahms, un compositeur rasoir et de second ordre, et Françoise Sagan, en posant aussitôt après sa fameuse question "Aimez-vous Brahms?" en titre de roman, contribua aussi au retour en grâce chez nous du compositeur.

Florent Pujuila, clarinettiste D.R.

Premier sextuor plus charnel, second plus "musique pure", avec un bel équilibre des six voix. Mais il est frappant à l'écoute de ces différents concerts que Brahms, du début à la fin, reste le même: plus de fougue, de juvénilité au début, plus de sagesse, de tendresse à la fin, rien que de très normal. Mais des formules, des mélodies tout de suite reconnaissables, mélange de puissance et de nostalgie champêtre comme si, avec lui, on était constamment au bord d'un  bois au crépuscule ou près d'un lac, dans une lumière dorée.

Les couleurs d'automne de la clarinette

Dans une telle aventure les musiciens tournent. Deux pianistes se succèdent, Eric Lesage et Romain Descharmes. Lesage accompagne Salque et le jeune Florent Pujuila dans le "Trio pour piano, clarinette et violoncelle" que Brahms composa dans ses dernières années à la demande du virtuose allemand Richard Mühlfeld. Lesage, précis, soutient d'accords et de gammes une rencontre qui met davantage en dialogue le violoncelle et la clarinette, avec un Salque immédiatement dans l'oeuvre (parfois un peu trop) et un Pujuila (quelques acidités dans les aigus) qui, obligé au souffle face à ses partenaires, trouve sa vraie et belle couleur dans les derniers mouvements.

A Beauvais, Berthaud, Boisseau, Salque, Levionnois et leurs camarades D.R.

Pujuila sera bien plus à l'aise dans le beau dialogue qu'il conduit avec Descharmes: c'est la première sonate pour clarinette et piano et Descharmes se montre le plus attentif, le plus caressant, le moins brutal des partenaires, laissant la clarinette de Pujuila déployer ses tons d'automne -les deux sonates pour clarinette sont parmi les derniers opus de Brahms-, avec un sens des silences et une délicatesse remarquable.

Alto et piano contre violon et cor

Ces deux sonates, du plus beau Brahms, peuvent être jouées aussi à l'alto et donc la deuxième voyait Lise Berthaud confrontée à Lesage. Un Lesage un peu décevant cette fois, trop sonore, trop "printanier", pas assez à l'écoute d'une Berthaud obligée parfois de forcer le ton pour provoquer le dialogue. Dialogue qu'on saisissait admirablement au contraire dans l'autre "Trio" avec vent, celui, d'un Brahms de trente ans pour "violon, piano et cor". Là aussi, se regardant, jouant donc par rapport à nous de profil mais leur entente était plus importante que leur regard vers nous, Pierre Fouchenneret et le corniste Joël Lasry. Et tous deux trouvant immédiatement le difficile équilibre que suppose ce bizarre mélange d'un cor et d'un violon, où le cor réussit à être sonore et à ne pas emporter l'écoute. Dans cette oeuvre méconnue (des instrumentistes difficiles à réunir!), aux couleurs rares, douces, chantantes puis changeantes, où le violon chante éperdument et le cor joue à sa tierce (très bel effet!), le piano de Descharmes apporte là aussi une assise rythmique de toute beauté.

Joël Lasry, corniste D.R.

Une incroyable fougue

De ce que j'ai entendu, le plus fougueux était le vendredi soir, avec le "Quintette avec piano", chef-d'oeuvre digne de celui de Schumann qui lui a servi de modèle. Romain Descharmes est accompagné par le quatuor Strada, qui est composé de solistes: Fouchenneret, Sarah Nemtanu, Lise Berthaud et Salque. Chacun pourrait jouer pour soi, or, miracle, dans la fougue, le lyrisme, les accents martiaux ou la pure tendresse qui les emportent, chacun est à l'écoute des autres, respectant la conduite d'un Fouchenneret, peut-être le moins aguerri à conduire et qui, par rapport à Beauvais, y a pris goût et le fait désormais très bien. Il faut voir la flamboyante Nemtanu constamment sur le qui-vive, observant chaque inflexion de ses partenaires pour entrer dans le même jeu qu'eux, et la concentration de Salque, et l'autorité plus discrète de Lise Berthaud qui surveille, parfois amusée, sa partenaire.

A l'écoute du "jouer ensemble"

C'est beau, des musiciens soulevés par la musique comme d'autres par la foi. Dans ce quintette (qui aura comme pendant celui avec clarinette) Brahms jette à pleines poignées des mélodies dorées, et la complicité des quatre archets est telle... qu'on en oublierait qu'il y a un piano derrière. Un piano qui ne pourra pas toujours lutter, un Descharmes un peu tendre et qui ne peut toujours se battre devant une pareille furia mais nul doute que l'enregistrement rééquilibrera la balance sonore. Le "Quintette" nous laisse sans voix, le "3e quatuor à cordes" (par les mêmes) nous donne de nouveau à voir, de manière plus apaisée, un "quadralogue" qui commence comme du Haydn ou du Beethoven et qui deviendra, par la magie de Brahms (qui ne l'a pas fait exprès!), un dialogue "filles contre garçons". Et, comme dans les meilleurs quatuors, on entend toujours des petits morceaux de chacun d'eux sous... la ligne principale des autres.

Sarah Nemtanu, violoniste D.R.

Le grand intérêt de ce genre d'intégrale, dont on a pu mesurer la qualité globale, est qu'en Cd il y passe une compréhension de groupe. Au final on trouvera sûrement, de telle oeuvre isolée, une version plus brillante ou plus profonde. Mais c'est la somme qui vaudra évidemment, plus encore que les parties, et il faut aussi se féliciter que nous disposions de si brillants musiciens capables de se consacrer à pareille entreprise.

Toute la musique de chambre de Brahms en un week-end: huit concerts du 8 au 11 juin au Théâtre des Bouffes-du-Nord à Paris. Eric Lesage et Romain Descharmes, pianos. Pierre Fouchenneret, Sarah et Deborah Nemtanu, Shuichi Okada, violons. Lise Berthaud et Adrien Boisseau, altos. François Salque et Yan Levionnois, violoncelles, Florent Pujuila, clarinette, Joël Lasry, cor, Sarah Laulan, contralto.

Sont déjà parus en Cd ou à paraître ces jours-ci: les 3 Quatuors avec piano (volume 1 de l'intégrale) et les 2 Quintettes et 2 Sextuors à cordes( volume 2, chez B Records)