Retour sur l'année écoulée en quelques CD dont l'actualité brûlante des concerts et des opéras m'a fait retarder la chronique. Lucas Debargue et Krystian Zimerman, par exemple, ont enregistré Schubert cet automne. C'est une bonne nouvelle.
Une bonne année!
Mais commençons par le commencement: tous mes voeux pour 2018, que cette année soit remplie de musique et de découvertes et que celles-ci éclairent, adoucissent, illuminent votre vie. Cette année, je vais la placer, et je ne serai pas le seul, sous la grande ombre de Claude Debussy, puisqu'on célébrera ("fêtera" ne serait pas le mot juste) le 26 mars le centenaire de sa disparition à 55 ans. Debussy écrasera sans doute les autres anniversaires, en particulier celui de Charles Gounod, qui aurait 200 ans, lui, le 17 juin. Le compositeur de "Faust" et celui de "Pelléas" étant précédés par la discrète et presque oubliée Lily Boulanger, morte à 24 ans le 15 mars 1918. La soeur cadette de Nadia Boulanger a laissé quelques oeuvres d'une finesse, d'une inspiration et d'une énergie rare qu'on entend de loin en loin, pas assez. Yehudi Menuhin lui-même enregistra les "Trois pièces pour violon et piano" de la jeune femme, avec son partenaire anglais favori, Clifford Curzon.
Franz Schubert, lui, aurait eu 221 ans le 31 janvier.
Pianistes à forte personnalité
Deux pianistes de génération différente mais de forte personnalité l'ont enregistré cet automne. Quand je dis "forte personnalité", on me répondra que pour un musicien qui veut "percer", elle est forcément nécessaire. J'entends simplement que, malgré leur respect pour le compositeur qu'ils jouent (l'entretien avec Zymerman contenu dans son CD est exemplaire à cet égard), on peut s'attendre (et c'est cela d'ailleurs qu'on cherche si on s'intéresse à eux) à découvrir ou percevoir des choses qu'on n'entendra pas ailleurs, d'où leur réussite phénoménale quand ce qu'ils apportent et ce qu'ils préservent arrivent à s'équilibrer comme un arc ogival au sommet d'une lanterne gothique.
Sonates ultimes et immenses
Krystian Zimerman, qui aborde la soixantaine, joue les deux dernières sonates. Lucas Debargue, 27 ans, la D. 664 que j'avais entendue par Nelson Goerner il y a quelques jours, puis la D.784.
Les deux dernières sonates (D.959 et D.960) sont d'une immense trilogie (avec la D.958) dont Zymerman souligne qu' "avec elles (les trois sonates), Schibert passe à la vitesse supérieure, ose des choses radicalement nouvelles d'un point de vue harmonique et polyphonique. Par rapport à ses sonates antérieures, on pourrait presque imaginer qu'elles sont d'un autre compositeur"
Il n'empêche (et Zymerman rappelle aussi que Schubert, le timide Schubert, l'homme à la vie simple, avait cependant une très haute idée de son art) qu'on voit le grand modèle: le Beethoven de la gigantesque sonate "Hammerklavier" (45 minutes), le Beethoven aussi des trois sonates ultimes (30, 31, 32) et riches en expérimentations. Les trois sonates de Schubert ont la durée, presque, de la "Hammerklavier" et Schubert expérimente lui aussi, à sa manière...
"La musique la plus triste que je connais"
Zymerman aborde la D.759 (la "grande" la majeur) comme une promenade improvisée. L' "Allegro" initial est abordé avec un mélange de fougue et de délicatesse, dans un grand mouvement qui semble ne pas s'interrompre. Il y a cette palette de nuances, de jeux des sons que ses admirateurs apprécient chez le pianiste. On sait que Zimerman est un perfectionniste, cherchant l'instrument qui correspond le mieux à ses projets, voyageant avec lui, ne faisant confiance qu'au son idéal qu'il perçoit depuis son monde intérieur. Il y a un prolongement beethovénien dans ce mouvement et c'est très bien vu, très bien senti, cette noblesse du phrasé qu'on n'associe pas forcément à Schubert.
"Les mouvements lents de ces deux sonates renferment sans doute la musique la plus triste que je connais": on ne peut, là encore, que donner raison au pianiste. Il aborde ce mouvement avec d'infimes respirations entre les notes, qui le rapproche des expériences sur le silence d'un Mahler, et puis de l'école de Vienne. Zimerman joue ce mouvement comme une marche funèbre, mais avec l'insoutenable pudeur qui est celle de Schubert. C'est admirable dans l'exposé du thème, très poétique et surprenant quand le mouvement s'interrompt pour une montée furieuse qui a d'abord des accents à la Bach, puis à la Liszt: "ce milieu du mouvement lent est révolutionnaire: une terrible tempête où l'enfer se déchaîne tout entier. Cet épisode semble préfigurer Wagner tellement il regarde vers l'avenir" Et Zimerman maîtrise cette fureur-là avec un tel art qu'il pourrait être le sommet du disque.
Le scherzo, du coup, il est vrai, si difficile à défendre après de telles hauteurs, n'a pas le caractère agreste et l'invention qu'on attend, un peu précipité parfois. Le rondo est joué droit, limpide, avec beaucoup de soin, de douceur, mais comme si Zimerman se contentait des notes; or, s'il est aimé, c'est pour l'invention qu'il met.
Etrange neutralité, grande déception
On aborde en tout cas l'énorme dernière sonate avec confiance.
Et là, la déception n'en est que plus grande.
Un premier mouvement précautionneux, joué dans un entre-deux sonore où Zimerman ne hausse ni le ton ni le son et où l'ennui gagne, ce qui est un comble dans cette oeuvre, qui est une des plus grandes oeuvres pour piano de l'histoire de la musique. On finit par ne plus entendre que l'équilibre des mains, impeccable: c'est mauvais signe! Le grand mouvement lent, désolé, ne nourrit pas les silences, par quoi il est censé construire toute sa grandeur sonore et sa terrible émotion. On comprend mal cette volonté de neutralité qui réduit l'oeuvre à une marche sur la colline par temps de brouillard. Déception cruelle, à la mesure de la réputation du pianiste, même si, il est temps de le dire, je n'en ai jamais été un grand passionné.
La fougue de la jeunesse
Certes on ne niera pas qu'il s'agit d'un maître de son instrument. Il y a d'ailleurs plus de bouillonnement, d'urgence, d'angoisse, dans le scherzo, à qui Zimerman confère un faux sentiment de joie qui est très bien venu. Mais le finale est lui aussi surprenant dans des accélérations de rythme qui semblent beaucoup plus décidées au hasard que véritablement voulues, ce qui d'ailleurs ne les excuserait pas davantage. Un CD qui s'arrête, pour moi, à la première des deux sonates et surtout à son mouvement lent.
Le Debargue est moins perturbant. Il aurait pu l'être.
Je l'ai abordé par la "petite la majeur" (D.664), parce que je l'avais entendue il y a peu par Nelson Goerner. Elle n'a pas chez Debargue la limpidité, l'évidence, l'insouciance feinte qu'y mettait l'Argentin. Tout simplement parce que Debargue ne le veut pas. Cherchant à y instiller des sentiments sombres qui n'y sont pas forcément, ou pas forcément encore, bref donnant à ce Schubert-là une tristesse qu'auront ses oeuvres ultimes. Le mouvement initial rappelle l'entre-deux de Zimerman dans la D.960 mais Debargue n'a pas encore le goût de l'ascétisme d'un sexagénaire et encore la fougue de la jeunesse. C'est tant mieux. Cela ne va d'ailleurs pas sans quelques brutalités mais aussi de très jolis effets sonores. Le mouvement lent est très réussi, douloureux, d'une grande simplicité... contrôlée et d'une grande beauté de son. L'allegro final pose la question du rythme exact dans ces mouvements schubertiens, de la nécessité de les accélérer ou ralentir à peine, pour leur donner leur poids de musique et de mélodie, et globalement les choix de Debargue sont très justes.
Absences et fulgurances du pianiste
La "la mineur" (D.784) est déjà plus sombre. Debargue donne à son "Allegro giusto" un rythme de marche tragique mais sans aller jusqu'au bout du propos, comme s'il se disait tout à coup: "Schubert n"est pas Beethoven". Zimerman aurait-il, lui, poussé le paradoxe? Debargue est beaucoup mieux dans les accents violents que quand il essaie de les contenir. Andante neutre au début, superbe dans les grands accords ascendants, et qui manque de force dans le haut du piano, comme si l'intérêt du pianiste s'était éteint soudain.
En revanche, dans le final, la course-poursuite des deux mains en forme de feu follet, alla Mendelssohn, amuse le pianiste qui la réussit très bien, malgré le moindre intérêt de certains passages. Debargue s'absente parfois, pour revenir plus fulgurant à d'autres moments -on l'avait déjà remarqué dans son premier disque.
Mais l'arbre Schubert cache chez Debargue la forêt Szymanowski.
La découverte Szymanowski
Ne cherchez pas le rapport entre le Viennois et le Polonais contemporain de Ravel, de Prokofiev et surtout de Bartok, et (injustement) bien moins connu qu'eux. Sa "Sonate numéro 2" dure 25 minutes, elle fut créée en 1911 par un autre Polonais, Arthur Rubinstein, qui cependant ne l'enregistra jamais. Elle est encore au répertoire des pianistes polonais, Anderszewski, Blechacz. Pas Zimerman semble-t-il. Richter la joua souvent, mais que Richter ne jouait-il pas!
Et Debargue à son meilleur
Premier mouvement globalement "allegro" (on est dans cette période où chaque mouvement change de rythmique toutes les deux à trois minutes, est en soi une petite sonate): éclaboussures de notes, grands accords ascendants à la Scriabine, un Scriabine moins mystique, ivre de sons, ou un Rachmaninov tenté par l'atonalité. Deuxième mouvement a priori "allegretto tranquillo", notes et silences suspendus, des moments qui annoncent Berg, une écriture très particulière où, au détour d'une phrase qui flirte avec l'atonal on revient à quelque chose qui évoque Chopin: Szymanowski est un homme de son temps, un temps qui ne sait pas très bien où il en est. On entend ainsi une sorte de fugue polonaise douce, avant un débordement enflammé et virtuose qui ouvre sur un troisième mouvement, vraie fugue cette fois, dont la puissance et l'ampleur prennent un tour orchestral, admirablement conduit par Szymanowski, admirablement mené par Debargue, qui aime infiniment cette sonate et la défend avec une transcendance digitale et une beauté sonore qui nous la rendent précieuse.
Szymanowski qu'il faudra un jour installer à sa juste place, une des premières, mais dont le style expressionniste et brillant souffre souvent de ne pas être immédiatement identifiable. Allez écouter ses concertos pour violon, par quoi je l'ai découvert en musique de film d'un petit chef-d'oeuvre du grand Andrzej Wajda, les amères et nostalgiques "Demoiselles de Wilko"
Et en attendant, derrière Schubert Debargue cachait Szymanowski, ce qui n'est pas pour me déplaire.
SCHUBERT: Sonates pour piano D.959 et D. 960 (numéros 20 et 21) Krystian Zimerman, piano. Un CD DG.
SCHUBERT; Sonates pour piano D. 664 et D. 784 (numéros 13 et 14) / SZYMANOWSKI: Sonate pour piano n° 2. Lucas Debargue, piano. Un CD Sony Classical