Daniel Harding et l'orchestre de Paris brillent dans un oratorio d'Elgar

A. Staples, D. Harding (de dos), l'orchestre et M. Kozena C) Alter Cuong

C'était l'occasion pour moi, avec ce programme intrigant, de reprendre contact avec l'orchestre de Paris que je n'avais pas beaucoup suivi depuis l'arrivée de Daniel Harding à sa tête il y a plus d'un an. L'oeuvre d'Edward Elgar s'appelle "The dream of Gerontius" ("Le songe de Géronte"). Ecrite pour trois solistes, deux choeurs et grand orchestre, elle eut un certain succès lors de sa création en 1900.

 

Un oratorio dans la grande tradition anglaise

C'est donc un oratorio dans la grande tradition anglaise, d'une durée d'une heure quarante, avec lequel Harding, si "typically british", revient à ses racines. "The dream of Gerontius" est encore très joué de l'autre côté de la Manche, les enregistrements qui existent, fort mal distribués chez nous, réunissent la crème des chefs et des interprètes britanniques (Sargent, Barbirolli, Britten, pour les premiers; Janet Baker, Peter Pears, Helen Watts, pour les seconds)

Daniel Harding dirige, Magdalena Kozena baisse la tête. C) Alter Cuong

Daniel Harding dirige, Magdalena Kozena baisse la tête. C) Alter Cuong

Le terme "oratorio" est commode à utiliser car il s'agit d'une méditation mystique mais il fait peut-être trop penser aux écrasants modèles de Haendel, type "Messie". "The dream of Gerontius" est davantage une grande symphonie chorale, qui se rapprocherait de celles de Mahler, ou de Wagner par son utilisation revendiquée de leitmotivs: le texte du programme, signé Hélène Cao, indique que ces leitmotivs "sont associés à une idée ou un état: le Jugement, la peur, la prière, le sommeil, le désespoir, la confiance". A vrai dire il faudrait plusieurs écoutes pour bien les identifier.

Dialogue entre Géronte et son Ange gardien

Gérontius (Géronte, "le vieillard" en grec) est à l'agonie. Son âme erre dans un espace incertain entre vie et mort; elle est guidée par un ange gardien jusqu'à la maison du Jugement, évitant les démons affamés. Elle se présente devant Dieu mais demande, avant de "monter vers le Trône du Très-Haut", la permission de séjourner au Purgatoire. "Adieu, lui dit alors l'Ange gardien, adieu, mais pas pour toujours"

Elgar était catholique dans ce pays anglican. Comme s'était converti au catholicisme l'auteur du poème "The dream of Gerontius", le cardinal Newman. John Henry Newman avait 44 ans lors de sa conversion, il mourra quasi nonagénaire, en 1890, après avoir occupé l'évêché de Birmingham. C'est une très grande figure de la foi anglaise du temps de la reine Victoria, qui avait commencé en voulant rénover l'église d'Angleterre pour la ramenant aux sources de l'antiquité chrétienne: ces théories, évidemment, le réduisirent bientôt au silence. D'où le changement de religion...

Andrew Staples (Géronte), Daniel Harding de profil C) Alter Cuong

Andrew Staples (Géronte), Daniel Harding de profil C) Alter Cuong

Séjour au purgatoire, Elgar, bon technicien

Le poème qu'il composa en 1865, publié aussitôt dans une revue jésuite, faisait 900 vers. Elgar ne les garda pas tous! Ce retour au purgatoire, qui pourra sembler étrange aux catholiques hexagonaux, Newman en faisait un passage nécessaire, non comme lieu d'attente grisâtre mais comme un séjour bienfaisant propice à la purification des âmes encombrées.

Tout cela étant posé, il y a à juger une fresque musicale. Et même si Elgar (1857-1934) est évidemment le plus grand compositeur anglais entre Haendel et Britten, cela n'en fait pas non plus un génie de la taille d'un Debussy ou d'un Fauré, dans un pays qui, malgré une tentative de réhabilitation de certains de ses compositeurs (Delius, Vaughan Williams), n'a pas été, comparée à d'autres et jusqu'à une date récente, une grande nation pour la musique classique. "The dream of Gerontius" a des beautés mais souffre de longueurs. Comme souvent la musique d'Elgar: trop long son "Concerto pour violon" que les violonistes (surtout anglo-saxons!) jouent de plus en plus. Trop longues ses symphonies. Trop longue cette agonie de Gerontius, superbement écrite mais qui manque en particulier d'inspiration mélodique.

Magdalena Kozena (l'Ange gardien) C) Alter Cuong

Magdalena Kozena (l'Ange gardien) C) Alter Cuong

Ecriture efficace, beau ténor placide

Dès le Prélude on est chez un Fauré britannique, en une fresque délicate (belle gravité des cordes, joli solo d'alto) qui s'intensifie en vagues houleuses avec effets de cuivres et coups de timbales. On aura ensuite, dans le choeur des Assistants du prêtre ("Be merciful, be gracious") un canon fugué très moyenâgeux puis, dans le "Sanctus" un nouveau déchaînement de l'orchestre avant que les anges et les archanges se répondent avec suavité. Elgar utilise toutes les formes anciennes, fait preuve d'une très grande science dans l'utilisation des masses chorales (toutes les interventions des choeurs sont très réussies), montre un grand talent de peintre dans l'utilisation des timbres instrumentaux, mais c'est un peu un talent de miniaturiste. Et il n'y a jamais le frémissement du génie ou le souffle du grandiose qui nous soulèveraient de notre siège, simplement l'écriture  efficace d'un musicien doué.

Magdalena Kozena (l'Ange gardien) C) Alter Cuong

Magdalena Kozena (l'Ange gardien) C) Alter Cuong

De ce point de vue Andrew Staples en Gérontius est à l'unisson de l'oeuvre. La voix de ténor est très belle, avec dans le registre aigu cette "blancheur" de l'émission où la note haute plane comme un beau marbre éclairé. Mais si le chanteur, idéal pour les oratorios de Bach ou d'Haendel, est impeccable vocalement, il incarne un Géronte tranquille dont l'agonie ressemble à une promenade dans la campagne anglaise. Et John Relyea (le Prêtre) est un accompagnant au timbre sans graves, aux aigus vibrants, à la ligne de chant incertaine...

Kozena irradie la musique

Cela s'améliore nettement avec l'arrivée de l'Ange gardien et l'itinéraire même de l'âme de Géronte trouve à travers la musique une colonne plus ferme. Faut-il y voir l'effet de la présence de Magdalena Kozena? Les premières notes, dans le grave, inquiètent un peu mais la voix se déplie très vite, les aigus sont beaux, le timbre sinue comme si la ligne de chant était influencée par l'Art nouveau... Et surtout Kozena INCARNE ce personnage tout de lumière: la chanteuse, dans sa robe blanche, irradie la musique, trouve le ton exact de cette montée progressive vers le trône divin en soulevant peu à peu sa voix, en lui donnant des teintes claires. Son solo final ("Âme chèrement rachetée, dans mes bras aimants à présent je te serre. Et au-dessus de ceux de justice, je te balance, je te penche et je te tiens") est admirable.

Daniel Harding, l'orchestre de Paris et les choeurs C) Alter Cuong

Daniel Harding, l'orchestre de Paris et les choeurs C) Alter Cuong

Il y aura eu jusque-là quelques très beaux passages: le choeur des démons dans les bruits des cuivres et les scansions des autres instruments: Elgar, convoquant les mânes de Berlioz ou de Verdi, tient son rang. Le "The view of Admirable", l'angélique "Glory to him" par le choeur de jeunes. On se croirait parfois dans les "Christmas carols", parfois à Westminster au milieu de superbes crescendos. Même Relyea en Ange de l'agonie est bien meilleur!

Les choeurs, l'orchestre, Harding: impeccables

Le "Lord, thou has been our refuge", sorte de fugue grégorienne est impeccable, comme le sont d'ailleurs toutes les interventions du choeur et du choeur des jeunes, tous deux magnifiquement préparés par Lionel Sow: justesse parfaite, souplesse du chant, élégance, écoute mutuelle. Quant à Daniel Harding, dont je n'ai pas encore vraiment parlé, bravo à lui! Infatigablement précis, soulevant les nombreuses masses musicales dont il dispose, il veille à tout, relançant constamment cette musique qu'il aime, attentif à tous les climats voulus par Elgar, et mettant à son service la parfaite réactivité d'un orchestre dont la qualité impressionne: cordes remarquables (on sait que ce n'est pas toujours le cas dans nos orchestres), à la fois dans l'individuel et le collectif, bois exemplaires, cuivres sonores et justes avec de l'éclat. On est conquis par la haute qualité de l'ensemble, et l'on se dit aussi parfois qu'il fallait un grand chef BRITANNIQUE pour aller au bout de l'histoire.

A la fin, Magdalena Kozena a quelque chose de l'ange de Reims.

 

"The dream of Gerontius" d'Edward Elgar: Magdalena Kozena (soprano), Andrew Staples (ténor), John Relyea (basse), Choeur de jeunes de l'orchestre de Paris, choeur de l'orchestre de Paris, Orchestre de Paris, direction Daniel Harding. Philharmonie de Paris les 21 et 22 décembre.

Les photos de cet article ont été prises lors de la générale du 20 décembre.