"Le comte Ory" de Rossini mis en scène par Podalydès: un programme de fête!

Philippe Talbot (le comte Ory) et Julie Fuchs (la Comtesse) C) Vincent Pontet

Beaucoup de fées se sont penchées sur le berceau de ce "Comte Ory", opéra directement composé en français par Rossini et, selon les spécialistes, l'un de ses meilleurs ouvrages. Les fées: Denis Podalydès, son complice Eric Ruf à la scénographie, Christian Lacroix aux costumes, la triomphante Julie Fuchs en Comtesse, la charmante Gaëlle Arquez dans un rôle travesti et le moins connu Philippe Talbot dans le rôle-titre.

 

Le comte Ory, jeune débauché

L'histoire est censée se passer au temps des croisades: un monde de femmes seules, soupirant après leurs maris lointains, quand ils ne sont pas morts au combat comme pleure le sien cette jolie Comtesse (Julie Fuchs). Le comte Ory, lui (Philippe Talbot), n'est pas parti à la guerre: c'est un jeune débauché qui fait le désespoir de son père. Ory et le fidèle Raimbaud, son âme damnée (Jean-Sébastien Bou), se déguisent en prêtres en ces temps très chrétiens, afin que la séduction de leurs sermons dans le coeur de ces femmes sans hommes rejaillisse aussi sur eux. Ory a décidé de séduire la Comtesse qui, elle-même, est prête de succomber... Mais voici qu'Isolier, son propre page (Gaëlle Arquez) et lui-même amoureux de la belle veuve, dénonce son maître au Gouverneur (Patrick Bolleire) que le papa a envoyé à la poursuite du godelureau. Fin du premier acte.

Le trio ambigu, Gaëlle Arquez (Isolier), Julie Fuchs (la Comtesse), Philippe Talbot (Ory) C) Vincent Pontet

Le trio ambigu, Gaëlle Arquez (Isolier), Julie Fuchs (la Comtesse), Philippe Talbot (Ory) C) Vincent Pontet

Cinq ans d'abstinence pour les épouses

Second acte et nouvelle tentative d'Ory qui s'introduit cette fois dans le château de la Comtesse avec ses chevaliers déguisés en nonnes, prétextant qu'elles cherchent abri durant cette nuit de tempête sur le pieux chemin de St-Jacques-de-Compostelle. La Comtesse leur offre donc l'hospitalité. Elle n'est pas insensible à cette étrange femme un peu hommasse mais Isolier, de nouveau, va sauver sa belle du péché pendant qu'on annonce le retour des croisés après cinq ans d'absence (et donc d'abstinence pour leurs épouses). Ory et ses chevaliers n'auront que le temps de s'enfuir, sous le rire des femmes et peut-être leurs regrets...

Julie Fuchs, Philippe Talbot (Ory en nonne), Eve-Maud Hubeaux (Ragonde) C) Vincent Pontet

Julie Fuchs, Philippe Talbot (Ory en nonne), Eve-Maud Hubeaux (Ragonde) C) Vincent Pontet

Une partition virevoltante et dynamique

De cette histoire assez simplette, tirée par le dramaturge Scribe d'une chanson moyenâgeuse picarde et... paillarde, Rossini, recyclant en partie son fameux "Voyage à Reims", tire une partition virevoltante, dynamique, joyeuse et farfelue, comprenant la quintessence de ses fameuses vocalises qui, au-delà de leur aspect pyrotechnique et parfois parodique (les montées en fusée et les dégringolades de notes dont Julie Fuchs se, et nous, délecte d'une voix exquise et bien projetée dans son grand air "En proie à la tristesse"), ouvre aussi, dans certains passages, sur le "grand opéra français" à la Meyerbeer ou à la Berlioz. Berlioz, grand admirateur du "Comte Ory" d'un Rossini de 36 ans qui, l'année suivante, posera sa plume de compositeur d'opéra pour ne plus la reprendre...

Interdits religieux d'hier... et d'aujourd'hui

Denis Podalydès signe une mise en scène très jolie, très fine, dans les beaux décors d'Eric Ruf (dont on se demande parfois comment il a le temps AUSSI d'être administrateur de la Comédie-Française!). Podalydès insiste sur les interdits d'un temps qui privait les femmes de tout accès à leur corps, bridant leurs désirs sous le contrôle étroit de la religion, et cela valait autant pour le Moyen Âge que pour l'époque de l'oeuvre, cette Restauration mal connue qui voyait Charles X au pouvoir, le retour à la monarchie absolue. Cela valait, cela vaut aussi pour notre époque où les obscurantismes et les interdits sont toujours légion...

Julie Fuchs, la Comtesse au confessionnal, à gauche Jean-Sébastien Bou (Raimbaud) C) Vincent Pontet

Julie Fuchs, la Comtesse au confessionnal, à gauche Jean-Sébastien Bou (Raimbaud) C) Vincent Pontet

La censure de 1828, qui n'avait pas osé s'attaquer de front à deux personnalités aussi connues que Rossini et Scribe, demanda simplement que "prêtre" soit remplacé par "ermite" et que ce qui aurait dû logiquement être un couvent, lieu sacré où se regroupaient alors les femmes d'une certaine condition, devienne un château. Podalydès et Ruf donnent donc logiquement une dimension de réfectoire conventuel à l'acte deux qui voit la confrontation des nonnes déguisées et des femmes de la Comtesse; quant à l'acte un, il se passe dans une sacristie sens dessus dessous, avec un confessionnal où Ory, faux prêtre, reçoit les pénitentes qui brûlent de désir pour... ses prêches (uniquement ses prêches!)

Détails charmants, Fuchs superbe

J'aime aussi beaucoup certains détails du spectacle, Ory en chaire, un gant noir et un gant rouge à chaque main, Dieu et le diable réunis; le paralytique qui, au premier mot des prédicateurs, laisse tomber ses béquilles pour célébrer un miracle. La scène de la tempête et ses éclairages, très beaux. Et bien sûr (là, c'est Podalydès remarquable directeur d'acteurs) l'air de Julie Fuchs, déjà cité: "Daignez guérir le mal terrible dont je me sens mourir. Soulagez ma douleur. Rendez-moi le bonheur". Ce mal, qu'on appelait "hystérie" à une certaine époque (du grec "hustera", utérus) est simplement celui d'une femme qui, depuis cinq ans, n'a pas eu d'homme dans son lit et Fuchs le joue en étant en même temps dans le premier et le second degré, avec une sorte de délire qui va crescendo, tout en étant admirable vocalement.

Philippe Talbot (Ory) et Gaëlle Arquez (Isolier) C) Vincent Pontet

Philippe Talbot (Ory) et Gaëlle Arquez (Isolier) C) Vincent Pontet

Je suis moins fou en revanche de l'air de Bou, "Dans ce lieu solitaire", qui est un hymne aux plaisirs bacchiques et à notre terroir vinicole! Bou y est très bien mais la chorégraphie des nonnes en travelos et leur déplacement (et les costumes eux-mêmes) font davantage cabaret, de qualité certes, mais cabaret, dans un second acte qui est de toute façon moins éblouissant que le premier.

Jolis costumes de Lacroix d'après Boilly

Les ravissants costumes de Christian Lacroix (au premier acte encore) s'inspirent, dans des tons de brun et d'olive, de Boilly, ce peintre charmant des années 1820 qui a représenté avec vivacité la société de l'époque. Mais l'idée d'habiller les femmes en noir, à la manière des paysannes espagnoles, quand elles sont au château, est moins heureuse, même si Julie Fuchs, dans son costume d'Arlésienne en deuil, fait son effet.

De l'effet du prêche d'Ory (Philippe Talbot) sur les femmes délaissées C) Vincent Pontet

De l'effet du prêche d'Ory (Philippe Talbot) sur les femmes délaissées C) Vincent Pontet

Trois premiers rôles remarquables

Fuchs triomphe, et pas seulement dans un air unique. La beauté de la voix sur toute la tessiture, la facilité des vocalises, la projection, la drôlerie et la subtilité du jeu, nous comblent de plaisir. Gaëlle Arquez, en Isolier, redingote verte et pantalon crème, comme dans le fameux portrait du conventionnel créole de Girodet (sauf que celui-ci a une redingote bleu sombre), a déjà tout, les graves de mezzo, les aigus charnus, le médium, l'abattage, la ligne musicale. Et un charme infini dans un de ces rôles d'amoureux qui ne sont pas parmi les plus faciles à jouer. Philippe Talbot, en Ory, réussit à mettre de l'émotion dans ce personnage dont il rend bien la double facette, moins séducteur à la Don Juan que ce qui est écrit et sans doute sincèrement conquis par les femmes qu'il croise en ces temps où la guerre est la première préoccupation: c'est aussi ce qui fait le scandale du personnage. Et quels jolis aigus de la part du chanteur!

Tous trois sont remarquables dans un des sommets de l'oeuvre, le trio "A la faveur de cette nuit obscure" où la poésie intense et délicate de l'écriture préfigure le fameux "Nuit d'ivresse et d'extase..." des "Troyens" de Berlioz. Et la mise en scène de Podalydès orchestre autour d'eux de ravissantes arabesques qui préservent évidemment du graveleux mais préserve aussi l'élégante ambiguïté de leurs sentiments.

Le comte Ory-Philippe Talbot en chaire. En vert Dame Ragonde (Eve-Maud Hubeaux) C) Vincent Pontet

Le comte Ory-Philippe Talbot en chaire C) Vincent Pontet

Les autres pas mal non plus

Prestation sans reproche de Jean-Sébastien Bou. Patrick Bolleire ne démérite pas mais a un peu plus de mal à maîtriser les grands écarts du "Veiller sans cesse", son air fort long et qui demande souffle. Quant à Eve-Maud Hubeaux, qu'on nous annonçait souffrante, elle a dû le faire dire pour qu'on applaudisse encore plus son abattage et sa superbe voix de contralto en dame Ragonde, une sorte de duègne.

Impeccables choeurs ("Les Eléments" de Joël Suhubiette) et orchestre des Champs-Elysées sans vrai reproche (des négligences et des sons pas très beaux dans l'ouverture), sous la direction d'un Louis Langrée veillant infatigablement au dynamisme de l'oeuvre, à son énergie, à cette fameuse furia rossinienne qu'il exacerbe parfois un peu trop au point de couvrir les chanteurs, les hommes en particulier (la voix de Talbot, par exemple, ne passe pas toujours la fosse)

Qui sont les amants? Philippe Talbot enlaçant Julie Fuchs devant Gaëlle Arquez C) Vincent Pontet

Qui sont les amants? Philippe Talbot enlaçant Julie Fuchs devant Gaëlle Arquez
C) Vincent Pontet

Des croisades à l'Algérie

On aura noté enfin l'intelligente idée de remplacer dans l'ouverture, grâce à de célèbres reproductions de toiles conservées de mémoire à Versailles, cette "chasse aux mécréants" que se voulaient les croisades par la conquête de l'Algérie qui allait commencer deux ans plus tard, autre "chasse aux mécréants" pour ses contemporains même si les raisons religieuses étaient cette fois fort réduites. Comme quoi il n'est pas besoin de précipiter les personnages dans un saloon au fin fond de l'Oklahoma ou dans une station météo du Groenland au milieu des ours blancs pour actualiser une oeuvre d'hier...

"Le comte Ory" de Rossini, mise en scène de Denis Podalydès, direction musicale Louis Langrée, Opéra-Comique, Paris, les 21, 23, 27, 29, 31 décembre à 20 heures, le 25 à 15 heures. Reprise à l'Opéra de Versailles (78000) les 12 et 14 janvier 2018.

(Cet article est la reprise étoffée de celui paru le 20 décembre dans la séquence "Opéra/ Classique" de "Culturebox")