Nelson Goerner, pianiste romantique, poète et argentin

Nelson Goerner C) Jean-Baptiste Millot

Nelson Goerner commence à être bien connu des amateurs de piano; mais il n'est pas encore tout à fait la vedette qu'il mérite d'être. Son concert l'autre soir au Théâtre des Champs-Elysées permettait d'entendre la poésie de son jeu dans un programme très romantique qui réunissait Schubert, Brahms et Chopin.

 

Il entre d'un pas menu, toute petite silhouette au crâne chauve, un sourire en coin, timide et léger. S'assied, dépose un  mouchoir blanc, respire, réfléchit, se lance.

Schubert aux parfums de forêts

C'est la sonate opus 120 de Schubert, celle qu'on appelle la "petite la majeur" car elle ne dure qu'une vingtaine de minutes, comparée à l'autre, plus du double, l'avant-dernière de la trilogie finale (la D.959).

La "petite la majeur" est souriante, sinon heureuse, avec les ombres et les lumières typiques du génie de Schubert, et ces parfums de forêts où l'on reçoit le soleil à travers les branches mais en sentant le froid. Le premier thème est d'une limpidité magnifique, ruisselant comme une cascade de printemps. Le piano de Goerner est à la fois doux et sonore et surtout lumineux. La main gauche soutient la main droite, qui a le chant, avec une grande délicatesse; et le silence qui, peu à peu, s'approfondit dans la salle veut simplement dire "C'est beau".

C'est ce mélange de puissance et de clarté, de simplicité contrôlée qui caractérise le jeu de Goerner, avec des aigus transparents comme du cristal. A peine pourrait-il faire quelques rubatos quand il reprend inlassablement le thème, varier à un ou deux endroits les couleurs et les rythmes.

Tristesse diffuse et scintillement

Dans le mouvement lent, qui rappelle ceux de Beethoven, Goerner met en avant les ruptures, les silences, la tristesse diffuse avant qu'un rayon de clarté monte du piano pour se dissoudre peu après. Le 3e mouvement est mozartien dans sa texture, les doigts filent, les mains se chevauchent, c'est à la fois éblouissant techniquement et dans ce subtil scintillement d'une journée viennoise à la campagne où Goerner maintient l'oeuvre, en lui donnant exactement sa couleur heureuse et sans (trop de) question.

C) Jean-Baptiste Millot

C) Jean-Baptiste Millot

Les redoutables "Variations sur un thème de Paganini" de Brahms, tout en se situant à une superbe hauteur, me laissent cependant plus critique. Le thème est celui, fameux, du "24e Caprice" que Rachmaninov réutilisera dans sa "Rhapsodie"pour piano et orchestre.

Presque trop de virtuosité

Goerner réussit admirablement l'exposition dudit thème avec ses effets de cloche. C'est hyper-virtuose, peut-être un peu rapide. Et justement les premières variations sont dans cet état d'esprit: spectaculaires, pour ne pas dire telluriques, rajoutant la virtuosité à la virtuosité, de sorte qu'on oublie la mélodie et que les lignes des deux mains (auxquelles Goerner était si attentif dans Schubert), là, se confondent. Cela manque aussi de respiration. Au moins ce piano, brutal, n'est-il jamais dur.

Les variations lentes qui suivent sont d'une infinie tendresse, d'une superbe recherche sonore, avec des crescendos impeccablement tenus et une expressivité qui, d'ailleurs, nous rend sensible la variété de ces 28 variations. On craint cependant toujours un peu pendant toute la séquence que Goerner ne se laisse entraîner par sa propre virtuosité. Il résiste, mais de justesse. Avant une coda très réussie, où les doigts du pianiste se mettent vraiment au service de la puissance expressive.

La seconde partie est consacrée à Chopin.

Le chant éperdu d'un "Nocturne"

Deux nocturnes, pas parmi les plus connus (opus 15 numéro 1, opus 48 numéro 2). Dans l'opus 15, et dans Chopin en général, on est vraiment dans la rivalité main droite/ main gauche, le chant (main droite), le soutien du chant (main gauche). Et quand la main gauche récupère le thème, il faut aussitôt doser d'une manière différente le poids du bras, du poignet, inverser l'équilibre du corps. Chez Goerner, cela se fait d'instinct.

Quant au chant éperdu de l'opus 48, la rigueur du pianiste lui donner une dignité, une fierté jamais larmoyante.

Goerner, 20 ans, joue un monument du piano

Nelson Goerner est argentin comme trois pianistes de légende, Barenboïm, Gelber, Argerich. Mais de la génération d'après (il a 48 ans); il n'a donc pas été élève du fameux professeur de Gelber et Argerich, Vincente Scaramuzza, mais d'un élève de celui-ci. Il est donc dans la même lignée. Alain Lompech, qui connait si bien le piano et surtout les pianistes, nous rappelle, dans le petit programme, qu'on lui avait demandé de remplacer Sviatoslav Richter à Meslay au pied levé: le jeune Goerner avait 20 ou 21 ans et il s'agissait de jouer la monumentale "Hammerklavier" de Beethoven qui, nous dit Lompech, est, par les professeurs ou le public, "interdite" aux jeunes pianistes (on y a pourtant entendu la très intéressante mademoiselle Wang, qui n'est pas bien vieille). Goerner, en tout cas, en triompha avec insouciance et fut (re)connu du jour au lendemain.

C) Marco Borggreve

C) Marco Borggreve

Des notes effleurées du bout des doigts

Sa "3e sonate" de Chopin est, de bout en bout, contrôlée et lyrique. L'introduction est impérieuse, d'un Chopin mâle qu'on croirait sous l'emprise de... Beethoven. Puis le chant s'épanouit à la main droite en donnant un sentiment très beau d'improvisation. Mais toujours ce risque parfois, que la virtuosité l'emporte sur le contrôle de la phrase! Le scherzo, bref et difficile, est admirablement survolé. Je dis exprès "survolé" car ce sont comme des papillons qui voltigent de fleurs en fleurs, notes jouées du bout des doigts mais il faut qu'on les entende toutes, et de manière égale...

La voie de la légende

Le Largo (donc lent ET majestueux) commence avec beaucoup de noblesse. Puis il se déploie comme un immense nocturne et l'on sent au silence de la salle l'attention, l'émotion, qui nous saisissent. Le finale, en forme de chevauchée, est pris dans le rythme exact qui fait ressortir la mélodie, ni alanguie, ni désordonnée -Goerner n'oubliant jamais que Chopin est un mélodiste.

Un petit sourire amusé et sincèrement heureux aux acclamations qui montent vers lui, et donc trois bis: Debussy (fantomatique et superbe "Des pas dans la neige"), Chopin encore (le célèbre "Nocturne en ut dièse mineur), et Albeniz ("Triana", magistralement tenu): Debussy, Chopin, Albeniz, trois des compositeurs bien-aimés d'un autre Nelson, Nelson Freire, brésilien, lui. Et de légende aussi.

Ce qu'on souhaite à Goerner de devenir. Il est sur la voie.

Récital Nelson Goerner, piano: Schubert (Sonate en la majeur opus 120, D. 664), Brahms (Variations sur un thème de Paganini opus 35) Chopin (Deux nocturnes, Sonate numéro 3 opus 58) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 15 décembre.