On ne saura pas, dans cette exposition Patrice Chéreau à l'Opéra de Paris (site Garnier), qui poussera le metteur en scène à revenir à l'opéra, genre qu'il avait fui pendant plus de dix ans. Qui, ou plus exactement pourquoi.
Les quatre derniers opéras qu'il va monter sur huit ans (2005-2013) s'équilibrent entre deux musiciens déjà fréquentés (Mozart et Wagner) et deux autres qu'il découvre (Janacek et Richard Strauss)
"La musique doit être la clef du rébus posé sur scène"
C'est peut-être là une des raisons de la réussite et de la particularité de Chéreau à l'opéra: contrairement (nous le voyons hélas! si souvent !) à d'autres metteurs en scène venus du théâtre, et qui pensent théâtre, quand Chéreau fait de l'opéra, il pense musique. Cela semble si évident, cela ne l'est pas. Par ailleurs, contrairement aux mêmes (Warlikowski, Marthaler, tant d'autres) il a une expérience de cinéma, de la puissance de frappe de l'image, de son adéquation au son et aux mots.
C'est justement là que résident et sa fascination et sa déception par rapport à l'opéra: "Je n'arrive pas à aller aussi loin qu'au théâtre" Contingences matérielles: on ne répète pas autant à l'opéra, les chanteurs n'ont pas l'habitude, ils n'ont pas le temps. Les répétitions au théâtre, "à la table", avec un Chéreau sont intenses et interminables. Et pourtant ce qui le passionne à l'opéra, c'est qu' "on travaille sur un temps musical réel, qui est celui de la partition et qui nous contraint à être exactement dans ce temps-là. Au théâtre on est toujours à côté, à jouer trop fort, pas assez fort, trop long, trop vite..."
8-Mozart, "Cosi fan tutte", Aix-en-Provence, 2005-2006
Stéphane Lissner dirigeait Aix à l'époque; Sa force de persuasion a sans doute convaincu Chéreau.
Et l'oeuvre, où l'approche de séduction des corps est si présente, semble lui aller comme un gant. Ce fut pourtant celle de ses productions qui fut accueillie avec le plus de froideur. On en voit trop peu pour en juger. Sauf peut-être pour noter cette remarque qui guide sa mise en scène, que "Cosi fan tutte" est une oeuvre "pas drôle". Chéreau va donc l'imbiber de noirceur et de mélancolie.
Mais qui a jamais dit que "Cosi" était drôle? Qui dirait, et Chéreau évidemment pas, que Marivaux est drôle? "Cosi fan tutte", tout le monde le sait (et peut-être, là, Chéreau enfonçait-il un peu les portes ouvertes), oscille entre sourire et larmes, à l'image du trio "Soave il vento", d'une si radieuse mélancolie, une des plus belles pages de Mozart. Il en reste, dans ce décor d'un théâtre nu qui, avec ses tapis, ses murs crépis, rappelle les Bouffes-du-Nord et rend hommage à Peter Brook, un duo merveilleux qui applique à plein la méthode Chéreau de direction d'acteurs: on se touche, on se caresse, on se dérobe... etc: Dorabella-Elena Garança, d'une beauté sensuelle assez magique ("J'ai un Vésuve dans la poitrine"), résiste à peine aux caresses légères mais ardentes de Guglielmo, qu'un Stéphane Degout incarne comme s'il allait séduire toutes les femmes de la terre et que Dorabella fût la première à son catalogue...
9-Wagner, "Tristan et Isolde", Scala de Milan, 2007-2010
Dans l'interview à Bernard Rapp, Chéreau, cinq ans avant cette mise en scène, dit qu'il a refusé plusieurs fois "Tristan" parce qu'il l'aurait monté exactement comme le "Ring". Et pourtant voici "Tristan", avec cet étrange décor si nordique du génial Peduzzi. Ecoutons celui-ci: "Un trou dans un mur, un mur immense qui surgit de la nuit des temps. Mais un bateau qui sort de ce trou, telle la barque des morts"
Et l'on entend, sous la direction de Daniel Barenboim le fidèle, le prélude de l'acte III centrée sur le visage ravagé et sublime d'Isolde-Waltraud Meier (autres retrouvailles), où passent tant de paysages mentaux, avant que sa voix somptueuse ne se déploie. Ian Storey n'est pas mal non plus. La manière dont Chéreau obtient d'eux cette incroyable intensité muette est admirable.
"Je les pousse (les chanteurs) aux limites de pouvoir chanter"
10-Janacek, "De la maison des morts", Vienne, 2007-2017
J'en ai largement parlé il y a quelques jours, au moment de la première à Bastille qui explique aussi cette exposition. On est frappé par la précision, la clarté de la direction de Boulez, qui met à nu, comme on pouvait si attendre, la moderne beauté de l'écriture de Janacek. Et quelques dessins de Peduzzi voisinent avec ceux de Goya, Rembrandt, Géricault, les compagnons de peinture.
11-Richard Strauss, "Elektra", Aix-en-Provence, 2013-2016
Juillet 2013, Chéreau meurt en octobre. Le troisième chef, Esa-Pekka Salonen, qui avait déjà dirigé des "Tristan". Waltraud Meier, de nouveau, en Clytemnestre. L'envie de Chéreau de se frotter à "une tragédie antique" et quoi de mieux, pour le sombre Chéreau, que l'histoire sanglante des Atrides, cette Electre cherchant à assassiner sa mère meurtrière de son père? Le décor noir de hautes murailles rappelle certains orientalistes lugubres du XIXe siècle. La musique hystérique et admirable de Strauss voit une Electre se lancer dans une danse hallucinée et sauvage: découverte incroyable, on s'en souvient, d'Evelyn Herlitzius dans le rôle-titre.
Les dernières semaines seront occupées, avec Salonen, à préparer des reprises d' "Elektra" aux quatre coins de la planète. Deux projets resteront en gestation, tous deux (ce n'est pas tout à fait précisé!) avec Lissner: le "Moïse et Aaron" de Schönberg, monté au final par Romeo Castellucci. Et "Boris Goudounov" de Moussorgski, sans doute celui qu'on verra à l'Opéra-Bastille en juin prochain, et que nous proposera Ivo Van Hove.
"Pardon de ne pas (plus) être avec vous. Soyez forts, violents, désespérés et drôles"
Exposition "Patrice Chéreau, mettre en scène l'opéra", Bibliothèque-musée de l'Opéra, au Palais Garnier (coproduction avec la B.N.F.), jusqu'au 3 mars 2018