Expo "Chéreau et l'opéra": les onze fulgurances de Patrice Chéreau (1e partie)

1984: répétition de "Lucio Silla" de Mozart à la Scala de Milan C) Lelli e Masotti

Onze mises en scène d'opéra seulement en quelque trente-cinq ans de carrière! Une très belle exposition se tient à l'Opéra-Garnier, à la fois très complète et visant l'essentiel, comme le faisait Chéreau lui-même, qu'on entend, qu'on voit, qu'on lit, avec de courtes vidéos éclairantes, de beaux croquis de scène mais aussi des gravures et dessins des peintres qu'il aimait et qui l'ont inspiré.

 

Jeunesse et formation

Et cela commence par quelques photos familiales, un garçon l'été dans les champs avec son frère aîné puis le même garçon binoclard. Une carte d'identité, "Chéreau Patrice, né le 2 novembre 1944 à Avrillé (Maine-et-Loire)". Une grande photo, Patrice adolescent avec  le même air inquiet, mélancolique, sombre, sérieux plutôt, qu'il aura toute sa vie, si reconnaissable à 17 comme à 68 ans. Une lettre aux chers parents, joyeux de cette tournée du théâtre lycéen qui le porte en Bretagne et aussi en Anjou, dans ce beau théâtre de la place du Ralliement, "merveille du XIXe siècle", le théâtre en question est à Angers, la grande ville de la toute jeunesse.

L'hommage aux parents

Et l'hommage aux parents, au père, "J'ai tout appris avec cet homme-là, mon père. Il m'a appris qu'il fallait travailler tous les jours, sans attendre ni espoir ni résultat" Père peintre, mère artiste: "Ma formation a été picturale" Gravures de Géricault,  études de cadavres démembrés, obsession-fascination du jeune homme, puis de l'adulte, pour la violence, le corps, la chair.

Rembrandt, le peintre adoré: portrait, fonds de la B.N.F.

Rembrandt, le peintre adoré: autoportrait, fonds de la B.N.F.

Pendant que de l'autre côté de l'exposition rugit "Le crépuscule des dieux", le cataclysme wagnérien.

Et cette déclaration sur l'opéra, "ce théâtre grandi, porté à l'incandescence par la musique , comme l'épée de Siegfried" Wagner encore.

Normal pour le jeune germaniste, dont la première mise en scène de théâtre sera "Les soldats" de Jacob Lenz, à 22 ans. Soldat comme Wozzeck, le sixième  opéra monté par Chéreau.

Le premier opéra, très vite. Patrice Chéreau a 24 ans.

1-Rossini, "L'Italienne à Alger", Spolète, 1969

Au très conservateur "Festival des Deux Mondes" près de Rome: petit scandale. Théâtre dans le théâtre, ou plutôt opéra dans un théâtre en ruine: une représentation est donnée devant des aristos du XVIIIe siècle avec Chéreau lui-même en maître de cérémonie, qui a écrit un texte liminaire qu'il joue. Il ne reviendra plus à l'opéra italien.

2-Offenbach, "Les contes d'Hoffmann", Opéra de Paris, 1974

Sous l'ère glorieuse de Rolf Liebermann, un Patrice Chéreau de même pas trente ans. Volonté de faire des "Contes d'Hoffmann" une oeuvre sombre, un récit noir. "Venise doit être allemande". Plus exactement un port de la Hanse, les brumes de la Baltique, et le docteur Miracle qui est le sosie de Nosferatu le vampire. Photos de Christiane Eda-Pierre et Nicolaï Gedda, en blanc et noir, au milieu de fumées. Olympia était une vraie poupée mécanique, qui explosait dans les bras d'Hoffmann. Le chef, Georges Prêtre, fait passer à Chéreau des notes et recommandations... un peu inquiètes.

Sur cette vision des "Contes d'Hoffmann", tout le monde, quarante ans après, est d'accord avec Chéreau.

3-Wagner, La Tétralogie, Bayreuth, 1976-1980

Le scandale!

Pierre Boulez, le chef choisi pour ce "Ring" du Centenaire (Bayreuth inauguré en 1876) impose un Chéreau de trente et un ans, qui "a failli refuser": quatre mois pour monter les quatre opéras, "L'or du Rhin", "La Walkyrie", "Siegfried", "Le crépuscule des dieux"! "Quatre mois, c'était une folie".

Mais un Chéreau travailleur infatigable.

Les dieux de Wagner, ses héros, ses gnomes, sont des hommes en pardessus, dans une atmosphère d'apocalypse où s'écroule un monde barbare. On n'est pas loin des "Damnés" de Visconti. Image hallucinante de la ruine (du Walhalla, le domaine des dieux) qui brûle dans les flammes et les fumées rouges avec Wotan au centre (Donald McIntyre), résigné.

Esquisse de Chéreau pour l' "Italienne à Alger" C) Fonds Patrice Chéreau IMEC

Esquisse de Chéreau pour l' "Italienne à Alger" C) Fonds Patrice Chéreau IMEC

Et la rencontre de Jeannine Altmeyer-Sieglinde et de Peter Hofmann-Siegmund: la méthode Chéreau où (dit Boulez) "il voulait des acteurs qui savent chanter, non des chanteurs qui savent jouer" Incroyable présence d'Altmeyer qui traduit comme personne, dans sa longue robe blanche, la violence joyeuse de l'amour...

Richard Peduzzi, le scénographe et décorateur, complice pendant 35 ans: son premier dessin du rocher de Brünhilde est un pic rocheux. Le second un rocher largement ouvert, comme celui de l' "Île des morts", le tableau d'Arnold Böcklin. Toujours l'obsession picturale de Chéreau.

Boulez avait pensé à Ingmar Bergman qui lui répondit que "Wagner était ce qu'il détestait le plus au monde" Passèrent aussi les noms de Peter Brook et de Peter Stein... Quelques lettres présentées: une menace de mort en anglais. "Je viendrai avec un revolver, je tirerai sur vous, vous qui êtes une si sombre MERDE ( le "merde" en français) Et d'autres accusant Boulez de diriger "trop vite" (!) En 1980, la reprise de ce "Ring" fera un triomphe. A la dernière représentation, 1 heure 09 d'acclamation (le chiffre écrit en énorme par Chéreau lui-même sur une feuille de bloc-note)

4-Berg, "Lulu", Paris, 1979

Toujours Liebermann, toujours Boulez, et la version complétée par le compositeur Friedrich Cehra de l'opéra inachevé de Berg. Quelques images où l'on voit les décors expressionnistes insensés de beauté où Chéreau et Peduzzi ont situé "Lulu" : à l'époque même où Berg a composé "Lulu", ces années 30 où les dictatures et la barbarie gagnent l'Europe. Le corps de Lulu-Teresa Stratas recevant le poignard de Jack l'Eventreur: corps cambré, visage hagard vers nous, pendant que la comtesse Geschwitz (Yvonne Minton), tuée elle aussi, roule au pied de celle qu'elle aime. Et le meurtrier, en smoking et haut-de-forme, qui s'en va par une volée d'escalier, des sous-sols à la lumière. La lumière factice des projecteurs sur les stades nazis où les soldats défilent.

Lulu: "On doit lire dans ses yeux qu'elle a 2000 ans"

Le départ de l'assassin de Lulu C) Daniel Cande, B.N.F., département des Arts du Spectacle

Le départ de l'assassin de Lulu C) Daniel Cande, B.N.F., département des Arts du Spectacle

5-Mozart, "Lucio Silla", Milan, la Scala, 1984

L'envie de se frotter à ce genre particulier de l' "opera seria" , à ses conventions, à ses femmes qui chantent des rôles d'hommes; Toute petite scène de répétition entre Ann Murray et Lella Cuberli qui se prêtent au jeu... du jeu à la Chéreau: on se touche, on se caresse, on s'étreint, on se relâche, on se colle, on se love, on se repousse. Leçon donnée en italien par Chéreau. Chéreau, le polyglotte, qu'on entend parler français, anglais, allemand, italien, avec les mêmes gestes intenses qui lui permettent d'être immédiatement COMPRIS

6- Berg, "Wozzeck", Paris (Châtelet), 1992-1998

Peu de documents, mais éclairants, les maquettes de Peduzzi, références à Giotto comme à Paul Klee  ou aux constructivistes russes. Toujours ce mélange d'influence, ce jeu de bascules entre les siècles, d'un homme qui sait les unifier (avec ses collaborateurs) au service du projet.

Et aussi l'abondante iconographie réunie par Chéreau sur la folie. Les photos de Depardon dans les asiles italiens. Chéreau passionné aussi de photos, Richard Avedon, Irving Penn, Nan Goldin: la mode et les écorchés vifs.

"Wozzeck": la rencontre  avec le deuxième chef (après Boulez), Daniel Barenboim. Et avec Waltraud Meier-Marie, qu'il retrouvera (demandera?) à maintes reprises.

Cette phrase si belle à la reprise à Berlin: "Pardon de ne pas être avec vous. Soyez forts, violents, désespérés et drôles"

7-Mozart, "Don Giovanni", Salzbourg, 1994-1996

Un opéra tellement fait pour lui, croirait-on. Quelques images, la fameuse énorme tête du Commandeur qui écrase Don Juan, et cette photo captée d'une vidéo où Don Juan-Ferruccio Furlanetto traverse en courant la scène, à son bras une Cecilia Bartoli-Zerline toute jeunette et un peu perdue.

Et la lettre émouvante de Gérard Mortier, qui dirigeait alors le festival de Salzbourg, où un grand administrateur, au caractère reconnu peu commode, s'incline avec des mots touchants et admiratifs devant un créateur de génie qui fait ses adieux à un genre.

Car Chéreau se pense fini pour l'opéra. Plus d'idées, le sentiment de travailler pour un public qui ne se renouvelle pas, d'avoir fait le tour des oeuvres qui l'intéressaient. Il faudrait faire la somme de ses refus. Dans une interview tout aussi émouvante à Bernard Rapp en 2002 (deux disparus, quel échange!), il évoque cela, et aussi cette "Traviata" qu'il a caressé l'idée de monter ("Mais Traviata pourra se passer de moi") et il rit même à deux reprises. Un rire sincère mais un peu triste.

La tête du Commandeur dans "Don Giovanni" C) Ros Ribas

La tête du Commandeur dans "Don Giovanni" C) Ros Ribas

Et l'on repense à tout ce que l'on a déjà vu, à cette intelligence constante. Cet homme (au théâtre, au cinéma, à l'opéra, comme acteur), curieux de tout, de tous les arts, nourrissant constamment ses créations de cette richesse-là, qui en a fait un créateur unique.

Et à l'étrangeté de cette intelligence qui, là où tant d'autres basculeraient dans la thèse, s'incarne dans le geste. Et, mieux, dans la chair, dans l'immédiat du corps, dans la pâte humaine. Où tous ceux qui en jouent avec lui, acteurs et chanteurs, acceptent de se laisser pétrir. Parce que c'est lui.

Heureusement, voici le bouquet final.

"Patrice Chéreau, mettre en scène l'opéra", exposition à l'Opéra-Garnier (en coproduction avec la Bibliothèque Nationale de France), jusqu'au 3 mars 2018