Dernier opéra de Janacek; et une mise en scène de Patrice Chéreau qui avait été montrée un peu partout, sauf à Paris: c'est chose faite. A la grande fierté de Stéphane Lissner, initiateur du projet en 2007, qui avait convaincu de s'y associer une autre grande ombre, Pierre Boulez. La plupart des chanteurs de cette production l'ont déjà chantée, certains du temps de Chéreau; et c'est un des chefs préférés de celui-ci, Esa-Pekka Salonen, qui succède à Boulez.
"Cher Patrice, voici ton spectacle"
C'est la conclusion du texte émouvant que signe Stéphane Lissner, le directeur de l'Opéra de Paris, dans le programme. Lissner raconte comment il fut à l'origine des retrouvailles Chéreau-Boulez autour du projet. Lissner dirigeait alors avec Luc Bondy les "Wiener Festwochen" (Semaines de fêtes de Vienne) qui ont lieu, théâtre, musique, opéra et danse, chaque printemps. Chéreau et Boulez, eux, avaient déjà collaboré deux fois, pour le fameux "Ring" de Wagner à Bayreuth à la fin des années 1970, et pour "Lulu" de Berg à l'Opéra de Paris en 1979. Et (dixit Lissner) "Patrice et Pierre se sont retrouvés comme s'ils s'étaient quittés de la veille"
Les retrouvailles de Chéreau et Boulez
Cette "Maison des Morts" fascina donc il y a dix ans lors des représentations au "Theater an der Wien" Une précision: la musique géniale de Janacek, sa dernière oeuvre, y fut sans doute aussi pour quelque chose! On sait que Boulez était très pointilleux dans le choix des compositeurs qu'il dirigeait. Mais à la fin de sa vie il avait rajouté à son panthéon Bruckner et Janacek et c'est après un concert de la "Messe Glagolitique" du Tchèque que Lissner arriva avec sa "Maison des Morts" Pas très sûr de la réaction de Boulez, il agit selon le vieux principe des messagers roués: "Patrice veut le faire - Alors si Patrice le fait, je le fais" / "Pierre veut le faire - Alors si Pierre le fait, je le fais"
Un vieux monsieur se consacre aux bagnards
Il y a aussi dans ce programme, décidément passionnant, un beau texte de Milan Kundera, qui adore cet opéra, et qui pose la bonne question: comment se fait-il que, dans les années encore insouciantes de l'après-guerre de 14, Janacek, ce vieux monsieur enfin reconnu et fêté après des années de galère et qui plus est amoureux d'une jeunette et heureux de l'être, se soit intéressé à la description de la vie d'un camp de prisonniers, celui que Dostoïevski avait décrit dans son livre éponyme, mais qui préfigure de manière fulgurante les goulags staliniens et post-staliniens comme les atrocités nazies et... tant d'autres abominations du même genre qui rythment l'existence du monde depuis ce temps-là?
Il n'y a pas vraiment de réponse, sinon dans l'intuition géniale d'un artiste au moment même où son compatriote Kafka (rappelle Kundera) décrivait un autre aspect de l'univers totalitaire avec "Le procès" et "Le château".
Une musique lumineuse et âpre
Et d'ailleurs, c'est aussi le paradoxe de l'affaire, la musique "De la maison des morts" n'est jamais sombre. Certes il y a les violons qui symbolisent les sanglots des coeurs, les percussions le cliquetis des chaînes, les cuivres la brutalité des gardiens, mais aussi les trompettes et les tubas la vie de l'autre côté des hauts murs, le rythme des danses de village, l'espoir splendide du vol d'un aigle, capturé par les bagnards pour être soigné, puis relâché dans l'envol de l'orchestre, et qui plane, haut...
Cette musique admirable de Janacek, qu'on reconnait au bout de trois notes mais qui réussit encore à surprendre. Musique lumineuse et âpre, sonore, dissonante et soudain caressante. Mais le vieux monsieur est aussi l'auteur du livret: superbe livret, superbe travail.
"Dans toute créature, une étincelle divine"
Leos Janacek, au soir de sa vie (il finira l'oeuvre le 6 mai 1928, il mourra le 12 août), tire du témoignage autobiographique de Dostoïevski, des souvenirs de goulag du génial Russe (qu'adorait Chéreau), un fil conducteur qui est... le groupe des bagnards. Fous, prisonniers politiques, criminels; mais criminels pourquoi, par amour, par cruauté, par âpreté du gain, par erreur? Les bagnards, l'humanité des bagnards dans ce monde inhumain, inhumain à cause d'eux-mêmes, des gardiens, du système (le prisonnier politique "par erreur", ce Goriantchikov-Dostoïevski, qui sera libéré à la fin, seule note d'espoir): "Dans toute créature, une étincelle divine", écrit Janacek.
Et, comme un opéra ne peut pas seulement être un unique groupe d'hommes qui échangent, s'insultent ou dialoguent en musique, Janacek extrait quelques individus qui, à intervalles réguliers, viendront raconter, sous forme d'air, ce qui les a conduits là, leurs peurs et leurs désirs. Avec aussi des micro-scènes, individus deux par deux, le grand Prisonnier et le petit Prisonnier, le lettré Goriantchikov qui veut enseigner à lire et écrire au petit illettré Alieïa, bouleversant duo. Et puis la prostituée, seule personnage de femme, avec le jeune Prisonnier, trois phrases. Et le vieux Prisonnier qui échange de l'un à l'autre....
"Une dimension humaine porteuse d'une incroyable émotion"
C'est sur cette pâte humaine que s'appuie Chéreau, qui ne cherche jamais (l'a-t-il jamais fait dans tout son travail?) à "politiser" sa mise en scène. Ce ne sont pas les circonstances de l'enfermement qui l'intéressent, le système qui y préside, les hauts responsables qui ont fait les lois. Non, ce sont les humains, ceux qui subissent.
Pierre Boulez, dans un entretien au "Monde" le lendemain de la mort de Chéreau, louait "l'extrême précision avec laquelle il caractérise le moindre personnage. Cela tient souvent à un détail, mais qui prend alors une dimension humaine porteuse d'une incroyable émotion" C'est ainsi que la mise en scène, sans un répit, toujours en mouvement comme l'était Chéreau lui-même, grouille de détails, de plans et d'arrière-plans, personnage à l'avant-scène pendant que deux ou trois actions se passent en fond, tous en permanence là, jusqu'au Chichkov de Peter Mattei (qui est d'habitude un Don Juan, un Eugene Oneguine), Mattei qui demeure une silhouette pendant une heure mais cette présence est nécessaire à Chéreau, à la vie qu'il veut insuffler, comme dans la cohue de "La reine Margot", son plus beau film. Et l'on retient aussi, outre l'ouverture où le décor de Richard Peduzzi ressemble dans la pénombre à un dessin de suie et d'encre, l'image du groupe d'hommes qui avancent comme des manifestants ouvriers, à peine éclairés par des projecteurs en forme de mirador.
Les chanteurs: quelle troupe!
Et des chanteurs qu'il faudrait tous citer, d'abord évidemment ceux qui ont leur air: Peter Mattei, donc, sa présence, sa voix si puissante dans le récit de son meurtre. Mais aussi le Skouratov de Ladislav Elgr, jeune ténor tchèque et magnifique comédien, qui va au bout de ses gestes (chez Chéreau, le déséquilibre se prolonge toujours par la chute) Stefan Margita, en Louka, est moins en voix mais il est vraiment émouvant quand il frôle la folie. Le timbre de Graham Clark en Vieux Prisonnier commence à se réduire, et c'est pour cela qu'il nous touche. Le Kedril de Marian Pavlovic est très bien aussi, dans la scène bouffonne et crue où les prisonniers miment les mythes de Don Juan et de la Belle Meunière avec des allusions salaces. Et, sans avoir de grands airs à chanter, Eric Stoklossa est un magnifique Alieïa, que le grand Willard White-Goriantchikov prend sous son aile.
Le travail de Salonen et la mort d'Alieïa
La vie et la vérité, et toujours cette parfaite lisibilité du génial homme de théâtre qu'était Chéreau, au point qu'on est tout surpris de voir tant de gens venir saluer à la fin. Avec au milieu d'eux Esa-Pekka Salonen, le chef. Salonen que Chéreau aimait beaucoup, avec qui il avait travaillé à la distribution peu avant sa mort. Le temps de l'opéra est bien long, oui, mais Salonen est au rendez-vous. Plongeant dans les rythmes complexes de Janacek, dans la beauté de ses motifs instrumentaux, dans sa scansion orchestrale si particulière pendant que les chanteurs se livrent souvent à un magnifique sprechgesang (parler-chanter). Salonen qui cherche toujours un juste milieu, comme il le faisait en octobre à Garnier dans "Le sacre du printemps, un juste milieu qui est "Janacek en 1927, reconnu par les plus jeunes, Stravinsky, Bartok, Schönberg, et d'une écriture de plus en plus libre, mais qui n'est, à la fin de sa vie, ni Bartok ni Stravinsky ni Schönberg. Uniquement lui-même"
Le 3e acte se passe à l'infirmerie de la prison (et, c'est le petit reproche fait au décor, on ne s'en rend pas compte tout de suite): Skoratov est devenu fou, Louka agonise; Alieïa, gravement blessé, est veillé par Gorantchikov. Chapkine (Peter Hoare, très bien aussi) puis Chichkov, chantent leurs airs. On vient chercher Gorantchikov pour le faire sortir. L'aigle, guéri, s'envole. Dans les didascalies, Alieïa étreint le libéré en pleurant. Selon Boulez, "Chéreau avait traduit ce désarroi en disant que le seul désir qui lui restait était l'envie de mourir" Dernière image magnifique du petit Alieïa, tout seul, tordu de souffrance physique et morale. Lâchant prise, pendant que ses camarades chantent la liberté et Goriantchikov "la vie qui recommence"
"Patrice, voici ton spectacle"
"De la maison des morts" de Leos Janacek, mise en scène de Patrice Chéreau réalisée par Peter McClintock, Vincent Huguet et Thierry Thieû Nang, direction musicale d'Esa-Pekka Salonen. Opéra-Bastille, Paris, les 21, 24, 26, 29 novembre et le 2 décembre.
Attention, les représentations sont à 20 heures, le dimanche 26 à 14 heures 30