Double actualité cet automne pour Philippe Cassard qui sort deux CD chez deux éditeurs différents, l'un consacré à Mendelssohn, l'autre à Fauré. Deux concerts suivront, à Paris (salle Gaveau) et à Lyon.
Être Philippe Cassard
Est-il si facile d'être Philippe Cassard? L'homme, à en juger par la bonhomie avec laquelle il continue de régaler son public, serait sans doute surpris de la question. Je m'explique donc.
Cassard a été pendant très longtemps un de nos bons pianistes. Je ne vais pas dire: parmi tant d'autres, car il n'y en a pas tant que cela. Mais on pourrait en décliner un certain nombre, de sa génération ou plus anciens, qui n'ont pas vu converger vers eux les feux des projecteurs.
Ces feux, Cassard les doit à son seul talent. Ses "Notes du traducteur" ont passionné les auditeurs de France Musique pendant des années; mais c'étaient les notes d'un conteur, que sa haute pratique du piano savait illustrer aussi: miracle d'une double casquette! Son amitié, sa complicité vraie avec une star comme Natalie Dessay, ont fait ensuite que le retour à la vie pianistique s'est accompli de la manière la plus douce possible. Mais la pression est là: Cassard est désormais une vedette, il doit assumer ce statut.
Du piano et des romances
Il le fait de manière intelligente, en proposant un double programme de compositeurs pas si fréquentés. Et il faut le féliciter d'emblée de mettre sa désormais réelle notoriété à leur service. Mais voilà: sur le papier les deux programmes sont bien alléchants. A l'arrivée ils ne sont pas toujours à la hauteur de notre attente.
Le piano de Mendelssohn jouit d'une réputation moyenne, loin en tout cas du génie de Schubert, Schumann, Liszt ou Chopin. Cassard tente la réhabilitation, avec ces "Romances sans paroles", qui, comme les "Nocturnes" pour Chopin, jalonnèrent, en divers recueils, la vie créatrice du compositeur.
"Romances sans paroles" que cette désastreuse traduction française renvoie depuis plus d'un siècle à l'idée d'une musique jouée piètrement par des jeunes filles pâmées, peut-être phtisiques, devant une assistance méditative ou tout simplement ennuyée. Oui, traduction désastreuse, car le titre original est bien autre chose: "Lieder ohne Worte". Des "chants sans paroles", chants au sens schubertien du terme, avec un piano faisant office de voix. Mendelssohn, en acceptant le terme de "romances", ne se doutait pas du sens péjoratif que ce mot allait prendre en français.
Un jeu poétique et sage
On écoute la première de ces romances, l'opus 19 n°1: les doigts sont là, le sentiment est juste. Mais... cette sagesse, dans une pièce d'un romantisme où rien ne déborde, ces accents, ces attaques, installés là où ils doivent être: tout est en place mais est-ce que cela vit? La fameuse "chanson du printemps" qui suit a cette même élégance, comme la 3e pièce, un "presto agitato", mais "agitato" en foulard de soie. Il faut attendre la 4e pièce (opus 67 n°2) , comme par hasard plus tardive, pour entendre des accents plus surprenants, plus profonds. Cette 4e pièce, est élégante et légère, avec une mélodie très émouvante joué avec beaucoup de goût.
Le goût, Cassard en a à revendre. Mais il n'ose jamais (ou tout simplement ne songe jamais) à bousculer Mendelssohn dans ce qu'il a de "mieux élevé" (et l'on se dit souvent que "romance" n'est finalement pas si mal trouvé, ce qui n'est pas vraiment un compliment) Il en reste cependant quelques pépites, où passe quelque chose d'inattendu de la part du compositeur et donc de l'interprète: la "Mélodie des gondoliers", qu'on pourrait prendre pour un nocturne de Chopin, la marche, de l'opus 62 encore, à la sombre emphase, la petite "Kinderstück" (pièce pour enfant) où de discrètes accélérations ajoutent de la profondeur à l'élégance. Ou le "Duetto" de l'opus 38, complexe d'écriture et d'une belle richesse.
UN CD trop court
Mais il y a plus étrange, et ce dans la composition même du disque. D'abord sa, pour le coup, un peu scandaleuse brièveté: 43 minutes, de quoi rajouter largement plusieurs romances. Celles retenues sont organisées d'une drôle de manière, selon l'humeur, alors qu'il eût été si simple d'adopter un ordre chronologique pour nous faire sentir l'évolution de Mendelssohn. Et que dire de ces ajouts en forme de bonus, un lied chanté par une Natalie Dessay d'ailleurs pas très en forme, pourquoi un seul? Et pourquoi aussi une seule pièce de Fanny, la soeur chérie, pièce au demeurant d'une très grande beauté et que Cassard défend très bien? De quoi sortir de ce CD frustré et légèrement perplexe.
Le Fauré est beaucoup mieux.
La puissance de Fauré
D'abord parce que ce n'est pas un CD de Cassard seul. Et même, ce n'est pas un CD de Cassard mais un CD de Fauré. Qui réunit trois "Nocturnes", les deux oeuvres concertantes (Ballade et Fantaisie), "Pelléas et Mélisande" et le prélude de "Pénélope"
On a un peu peur aux débuts du 2e et du 4e Nocturne: un jeu en demi-teinte, trop réservé, comme chez Mendelssohn. Mais dès la virtuose toccata du 2e nocturne, ou dans la montée en puissance mélodique du 4e, Cassard, qui sait construire une interprétation, trouve sa pleine mesure; et on sent en outre que c'est un fauréen. Le 11e nocturne, avec son rythme de glas, son début d'atonalisme, est admirable et Cassard le joue droit, net, simple. Comme on le doit.
Il joue aussi dans la grande tradition française, celle de Marguerite Long, de Robert Casadesus, la "Ballade" d'un Fauré de 35 ans. Je dis "dans la tradition française" car je l'ai entendue, dans sa version pour piano seul, par une pianiste qui n'a aucune tradition, Yuja Wang; et c'était très surprenant, d'énergie, de joie de vivre et de juvénilité. Je ne vous en ai pas parlé parce que le corps du disque (chez DG) était fait de concertos de Ravel vulgaires et ratés. La tradition française, donc, veut que, dans cette "Ballade" de la jeunesse, on sente arriver le Fauré suave du "Requiem" ou le vieux Fauré à l'écriture dépouillée.
Ballade, fantaisie, lumière
C'est un peu dommage et l'on aimerait parfois un peu plus de violence dans le jeu de Cassard et dans l'accompagnement (excellent) de Jacques Mercier avec son orchestre national de Lorraine. Mais l'attention portée à ne pas segmenter les phrases, à relancer, finit par emporter l'adhésion: cette "Ballade" est aussi une balade, elle suit son chemin d'un point A à un point B et arrive à bon port, après de superbes moments.
La juvénilité, l'énergie, Cassard les met paradoxalement dans la "Fantaisie" d'un Fauré quasi septuagénaire. Et ce malgré un piano enregistré de trop près. C'est un vrai concerto pour piano, un peu sur le modèle des Saint-Saëns, genre finalement peu pratiqué par la musique française jusqu'à Ravel (si, j'allais oublier, Roussel en a écrit un, très joli, qu'on ne joue jamais) Un vrai concerto, avec le goût pour ces phrases ascendantes qui caractérisent Fauré, et d'un esprit vif, apaisé, plus lumineux que joyeux, qui est un bonheur sans doute pour l'interprète mais aussi pour l'auditeur.
Jacques Mercier, remarquable chef
Jacques Mercier est un de nos meilleurs chefs. Les Franciliens se souviennent qu'il fut un remarquable "patron" de l'orchestre d'Île-de-France pendant vingt ans. Il est en Lorraine depuis quinze. Heureux Lorrains! Son "Pelléas et Mélisande" est tenu, élégant, avec une belle tristesse, une construction mélodique impeccable. Cet autre "Pelléas", qui fut une musique de scène avant de se transformer en suite symphonique, est surtout connu pour sa "Sicilienne" aux accents médiévaux. Il est largement digne du chef-d'oeuvre de Debussy.
Un bijou, "Pénélope"
Le plus beau est pourtant à venir: le prélude de "Pénélope", l'unique opéra de Fauré, qu'on ne joue jamais (Crespin l'a chanté, et aussi Jessye Norman) Sept minutes et quelque, géniales, d'une puissance et d'une beauté exceptionnelles, douloureuses et tragiques mais avec une montée vers la lumière (quand Pénélope, prise au piège de ses prétendants, voit revenir Ulysse), montée que Fauré symbolise par une trompette au-dessus des cordes. La trompette est d'abord lointaine, puis se rapproche, l'orchestre s'emballe, s'apaise, où est Ulysse, se dit Pénélope? Ne l'ai-je pas rêvé? De nouveau la tragédie, la douleur. Mais, dans les vagues de cordes qui battent le palais, la trompette trouve son chemin, jusqu'au choeur des violons, au coeur de Pénélope.
Je thésaurisais une ancienne version du grand chef suisse Ernest Ansermet. La lecture de Jacques Mercier et de ses musiciens, par sa rigueur et sa précision poétique, la vaut largement.
Le CD Fauré sert donc d'introduction remarquable à l'oeuvre d'un musicien encore méconnu chez lui (je ne me lasserai pas de le répéter) On ira tout de même jeter une oreille au Mendelssohn, d'abord parce que Cassard est largement meilleure que la concurrence... qui n'existe pas, et aussi pour les quatre minutes de la petite soeur Fanny.
MENDELSSOHN: Romances sans paroles et "Nachtlied" (avec Natalie Dessay); Fanny MENDELSSOHN: Lied opus 6 n°2 Philippe Cassard, piano 1 CD Sony Classical
FAURE: Ballade pour piano et orch. opus 19, Fantaisie pour piano et orch. opus 111, Nocturnes pour piano n° 2, 4 et 11, "Pelléas et Mélisande" pour orchestre, prélude de "Pénélope" pour orchestre. Philippe Cassard, piano, orchestre national de Lorraine, direction Jacques Mercier 1 CD La Dolce Volta
Philippe Cassard sera en récital à Paris (salle Gaveau) le 1er décembre, à Lyon le 6 décembre.