"La Ronde", d'après la pièce de Schnitzler, est le deuxième opéra du compositeur belge Philippe Boesmans. Il est donné dans une mise en scène de la jeune Christiane Lutz à l'amphithéâtre de l'Opéra-Bastille, avec une belle distribution de jeunes chanteurs de l'Académie de l'Opéra, et de non moins jeunes musiciens sous la direction efficace de Jean Deroyer (pas très vieux non plus!)
Il faut rappeler d'ailleurs que l'Académie de l'Opéra de Paris n'a pas été créée que pour des chanteurs. Certains de ses membres deviendront musiciens d'orchestre, chefs de chant, metteurs en scène ou artisans de spectacle, au maquillage, aux costumes, à la tapisserie, à la scénographie, etc. Ils sont présents pour partie dans cette production de "La Ronde" Qui vaut d'abord pour une distribution dont chaque membre est à sa place.
Sécheresse sur fond de volupté
C'est, si j'ai bien compté, le deuxième opéra d'un Boesmans déjà quinquagénaire, qui s'est intéressé au genre assez tard. Il repose sur un excellent livret de Luc Bondy, qui a encore resserré la pièce d'Arthur Schnitzler, la rapprochant de la sécheresse de "Lulu" de Berg. De la sécheresse sur fond de volupté: c'est paradoxal, mais c'est le génie de "Lulu" et parfois celui de "La Ronde"...
La pièce de l'Autrichien Schnitzler, qui fit scandale, se passe à Vienne dans divers lieux en montrant l'acte d'amour et, bien souvent l'hypocrisie des sentiments qui y conduisent. Le génie de Schnitzler est aussi dans sa construction même: dix scènes. La première met en face-à-face une prostituée et un soldat qui rentre à sa caserne. Puis on retrouve Franz, le soldat? séduisant une jeune fille dans une guinguette, et l'abandonnant pour retourner danser. La jeune fille se révèle une femme de chambre, qu'achète le fils de ses patrons, elle se laissant faire. Le garçon, Alfred, drague une femme mariée, qui finit par lui céder après des "mais enfin je suis une femme honnête" C'est ce qu'Alfred en conclut.
Une mise en scène qui cherche l'universel
Une femme honnête mais qui s'ennuie et que son mari considère comme sa chose. D'ailleurs, à peine sorti, il va abuser, en la droguant, d'une grisette. Celle-ci, réveillée, croit trouver du sentiment chez un poète-photographe. Ce ne sera pas le cas. Le poète tombe sous la coupe d'une voluptueuse cantatrice qui le jettera bientôt pour un comte argenté. Après une nuit frénétique, le comte, en revenant chez lui, tombe sur la prostituée du début. Ainsi va la ronde de l'amour.
L'opéra de Boesmans (1993) est donné dans une version chambriste qu'on doit à Fabrizio Cassol: beau travail sur l'instrumentation, mais assez chargé. La mise en scène est de Christiane Lutz, jeune Autrichienne qui connait donc son Schnitzler, peut-être un peu trop. Du coup elle gomme toute référence à Vienne, situant l'oeuvre dans une ville anonyme (projection en vidéo des trottoirs de Bastille où les personnages marchent, hèlent des taxis, etc): pourquoi pas? Plus ennuyeux, la dimension sociale de "La Ronde" disparait, le jeune homme n'est plus qu'un étudiant bon genre et timide, le soldat a un perfecto noir et un T-shirt bariolé, du coup la tenue de femme de chambre... de la femme de chambre ressemble à un déguisement et la grisette, qui pourrait être si émouvante avec ses petits rêves gâchés, devient une jeune fille banale.
Les contraintes de l'amphithéâtre de Bastille
Mais la ronde elle-même est plutôt bien orchestrée, rythmée, y compris dans ses moments de mélancolie comme dans ses quelques détails burlesques (le jeune homme portant le soutien-gorge de la femme mariée, l'acte amoureux en voiture de la cantatrice et du comte) qui ne sont jamais graveleux. Les jeunes chanteurs se prêtent assez bien à l'art de jouer qui sera demain, on leur souhaite, leur quotidien, certains, évidemment, un peu plus maladroitement que d'autres. Les femmes s'en sortent mieux.
Les contraintes de l'amphithéâtre de Bastille influent, évidemment, sur le spectacle. Un unique décor, et plutôt laid dans sa neutralité, là où il faudrait donner l'illusion de dix, avec des passages maladroits de techniciens pour ôter les fauteuils ou tels éléments devenus inutiles. L'orchestre, comme toujours, à droite de la scène (côté jardin), juché en hauteur, ce qui n'est jamais commode pour le chef. Deroyer, d'ailleurs, ne regarde pas ses chanteurs, tout occupé qu'il est à surveiller ses musiciens qui ont déjà fort à faire. Qu'il y ait si peu de décalages prouve la qualité des répétitions et le travail musical poussé accompli par la troupe.
Une orchestration trop riche?
C'est que la partition de Boesmans, dont j'avais infiniment aimé son avant-dernier opéra, "Au monde" il y a trois ans, est là d'une orchestration un peu trop luxuriante. Cuivres très présents (étonnants effets de saxophone) percussions, écriture pour les cordes très exigeante, rythmiquement surtout. Deroyer mène remarquablement ses musiciens qui font un superbe travail mais l'orchestre couvre parfois les voix et, de toute façon, joue trop fort (et j'étais du côté opposé par rapport à lui!)
Cela tient encore une fois à l'écriture même de l'oeuvre, d'autant que "La Ronde" est composé de scènes "à deux" et, plus souvent encore, de "conversation en musique" Comment donc lutter, même avec sa présence vocale, contre un tel déchaînement sonore?
Mais une orchestration pleine de trouvailles
Déchaînement, au demeurant, qui multiplie les trouvailles et les références: le début rappelle Stravinsky, il y a des marches, de l'âpreté viennoise façon Berg, de grands accords et des solos de violon et d'alto, une belle écriture vocale qui ne ménage pas les chanteurs mais qu'ils maîtrisent très bien. Et quelques moments magiques, dans les rares duos justement (il n'y en a pas assez), celui de la cantatrice et du poète, si étrange, ou de la cantatrice encore et du comte (tout à coup, presque en aparté, une ligne musicale orientalisante...)
Belle distribution féminine
Les femmes s'en tirent très bien: la voix de soprano souple et ferme de l'Irlandaise Sarah Shine, trop classieuse pourtant en prostituée. Très bien la femme de chambre de Jeanne Ireland: avec ses belles couleurs de mezzo elle donne un visage différent à la jeune fille séduite par le soldat et à la femme de chambre qui souffre de sa condition.
Autre mezzo de qualité, Farrah El Dibany, mais l'Egyptienne n'a pas l'allure d'une grisette et ses rêves et ses déceptions ne sont guère apparents. Parfaite en revanche Marie Perbost (en alternance avec Marianne Croux): à la fois en femme qui s'ennuie et en séductrice "comme il faut" qui s'offre un cinq-à-sept sans risque, avec une voix bien ronde et bien projetée. La cantatrice d' Angélique Boudeville (en alternance avec Sofija Petrovic) est remarquable d'abattage, avec une superbe puissance et une grande beauté des aigus mais des graves trop sourds.
Les hommes ne déméritent pas
Les hommes sont bien aussi, avec moins de présence. Mateusz Hoedt, en mari, est un baryton-basse intéressant qui manque de personnalité dans le jeu. Le jeune homme de Maciej Kwasnikowski, Polonais aussi, a un vraie tessiture de ténor, déjà joliment projetée. C'est un peu moins le cas du soldat, Juan de Dios Mateos, qui cependant ne démérite pas. On aime la présence du troisième ténor, Jean-François Marras, et son jeu en photographe qui viole l'intimité de ses modèles en les publiant sur Internet; mais Marras force un peu son timbre et il n'en a pas besoin. Enfin le baryton un peu contraint de l'Ukrainien Danylo Matvienko est plein de promesse; il étonne d'ailleurs avec un passage en "voix de tête" qui révèle un possible contre-ténor: un destin à la Jaroussky?
Ronde ou groupe?
Tous enfin, on le voit dans les saluts finaux et les photos de répétition, forment, non pas une ronde, mais un groupe. Pour le temps, certes d'une soirée, d'une rencontre de scène, eux qui ne se reverront peut-être jamais au gré de leurs engagements. Mais c'est aussi le sens de l'opéra de Boesmans et de la pièce de Schnitzler: chaque rencontre est emplie des rencontres qui l'ont précédée, avant que sa trace insouciante ou amère ne s'efface, ayant à peine modifié la destinée des amants.
"La Ronde (Reigen)" de Philippe Boesmans, livret de Luc Bondy d'après Arthur Schnitzler, mise en scène de Christiane Lutz, direction musicale de Jean Deroyer, Amphithéâtre de l'Opéra-Bastille, Paris, les 6, 8, 10 et 11 novembre à 20 heures.