Le chef en question s'appelle Herbert Blomstedt.
C'était en début de semaine à la Philharmonie de Paris. Le prestigieux Gewandhaus de Leipzig donnait deux concerts, le "Requiem allemand" de Brahms le lundi, un programme Beethoven-Schubert le mardi. Les solistes, Gautier Capuçon, Lonidas Kavakos, Kirill Gerstein, ne pouvaient faire oublier l'incroyable puissance musicale du vieux monsieur qui les dirigeait, Blomstedt, 90 ans depuis l'été, acclamé après une "9e" de Schubert comme on en entend rarement.
Le plus ancien orchestre du monde
Heureux Parisiens! A peine remis de la venue du Philharmonique de Berlin, voici qu'ils voient débarquer le Gewandhaus de Leipzig. Le plus vieil orchestre allemand et, semble-t-il, le plus vieux du monde à vivre encore, né quand les orchestres s'appelaient à peine orchestre. Du temps de Bach, cantor à l'église Saint-Thomas, quand quelques citoyens, nobles et roturiers mêlés, créèrent "Das grosse Concert" avec des élèves de Bach lui-même. On est en 1743. L'orchestre, quelques années plus tard, s'installe en résidence dans la halle aux tissus désaffectée -la "Gewandhaus" Le nom lui est resté, comme la sonorité si soyeuse des musiciens...
Leipzig, pépinière musicale
On s'amuse. Mais on placera le Gewandhaus juste après le Berliner Philharmoniker dans la hiérarchie des orchestres allemands. Un Gewandhaus qui aura bénéficié aussi de la présence de Mendelssohn à sa tête (de 1835 à 1847), Mendelssohn qui jouait Schubert, Schumann, redécouvrait Bach, avec un orchestre qui avait eu l'honneur de jouer TOUTES les symphonies de Beethoven du vivant de celui-ci.
Dans cette ville de Leipzig on croisait alors Mendelssohn et sa soeur, Fanny, et dans les cafés Schumann, Wagner ou Liszt. La métropole saxonne, peu éloignée de Dresde, de Weimar, de Zwickau (ville natale de Schumann), de Halle (ville natale de Haendel) était alors un carrefour de l'Allemagne musicienne et littéraire. Les années d'après la seconde guerre mondiale, la chape du rideau de fer nous éloigna de cet orchestre mythique, qui continuait sa vie sous la direction de chefs talentueux et peu médiatiques, jusqu'à ce que, on s'en souvient, Kurt Masur, par son aura intellectuelle et avec l'aide fervente de ses musiciens, commençât de marquer à l'automne 1989 la fin du régime est-allemand.
Un incroyable vieux monsieur
Herbert Blomstedt fut le directeur musical du Gewandhaus pendant sept ans et continue d'être invité par lui. On en a compris les raisons, outre l'incroyable énergie de ce vieux monsieur fragile, qui ressemble à un intellectuel allemand alors qu'il est d'origine suédoise, né aux Etats-Unis et naturalisé américaIn.
Il s'efface d'abord devant les trois solistes du "Triple concerto" de Beethoven, cette oeuvre de grande ampleur dont on ne sait guère pourquoi Beethoven, au milieu de sa vie créatrice, l'a composé. Le genre est particulier, les concertos à plusieurs instruments ("concerti grossi") ne ressemblent pas à cela et cette formation-là est inédite. Blomstedt dirige sans baguette, installe un climat de musique de chambre dès les premières notes murmurées par les violoncelles et les contrebasses. L'entrée du violoncelle solo lance le thème, très Beethoven, qui ouvre une sorte d'arche sonore où violon et piano vont le rejoindre et dialoguer. L'orchestre ne sera là que pour commenter la conversation des trois solistes, dissertant sur les motifs que ceux-ci ont lancés.
Gautier Capuçon donne le "la"
A chacun des trois mouvements, c'est le violoncelle qui s'exprime en premier. On est ravi d'entendre le son si profond et si chaleureux, si lyrique, de Gautier Capuçon. On est moins fan de ses partenaires. Leonidas Kavakos a la cote, il joue partout. C'est évidemment un bon violoniste mais je n'aime pas beaucoup ce son un peu aigu, qui manque de moelleux et d'épaisseur. Mais les échanges avec Capuçon, leurs phrases en duo, sont magnifiques tant ils sont complémentaires de sonorité. Kiril Gerstein se distingue par sa clarté de jeu, sa précision de touche; mais il joue pour lui et il est parfois couvert par ses partenaires. Il leur tourne d'ailleurs le dos, dans une disposition bizarre qui deviendra absurde quand ils nous offriront en bis l'adagio du "Trio opus 11"
Focalisé que l'on est par les échanges entre les virtuoses (ce concerto est d'une inspiration vraiment admirable), on finit par considérer comme "normale" la beauté sonore du Gewandhaus. Beauté parfois un peu râpeuse, un peu rustique, des violons et des violoncelles, qui renvoie au plaisir de faire de la musique avec quelques amis dans les cours d'auberge, loin des salles de concerts immenses d'aujourd'hui.
Un dernier mouvement moins réussi nous laisse un peu sur notre faim mais heureusement... le sublime est à venir.
Un monument intense et poignant
Dans cette "Neuvième symphonie" de Schubert, une des plus belles de tout le répertoire, et Blomstedt, donc, la dirigera bien sans baguette, avec de grands gestes de bras comme pour pousser ses musiciens, ou leur inspiration, vers le ciel. On est ahuri que le pauvre Schubert, dans cette vie de peu qui était la sienne, vie d'insuccès en tous genres, sentimentaux, musicaux, physiques (sa légendaire érubescence, sa syphilis), ait trouvé la force d'écrire ce monument intense et poignant, d'une admirable et olympienne inspiration, qui égale en grandeur et en puissance de sentiment, mais à la Schubert, c'est-à-dire avec une mélancolie à faire pleurer les pierres, ce que Beethoven a fait de plus haut.
Il n'entendra jamais sa symphonie.
Schumann, venant se recueillir sur sa tombe, rencontre par hasard le frère de Schubert qui, le reconnaissant, lui confie des manuscrits oubliés du musicien. Stupeur de Schumann (c'est là la phrase fameuse des "divines longueurs") qui, à ce qu'il déchiffre de la symphonie, impose à Mendelssohn (qui ne se fait guère prier) de la créer. De la créer avec le Gewandhaus, à Leipzig. Ce qui sera fait le 21 mars 1839. Schubert est mort depuis dix ans.
Blomstedt le constructeur
Et c'est un admirable retour aux sources que nous entendons. Il est nombre de versions superbes de ce joyau. Beaucoup cherchent un climat un peu différent pour chaque mouvement, mettant dans la sublime "marche en forêt" plus de rêve, de nostalgie et de tendresse, et plus de fougue dans le finale, qui dépasse Beethoven pour aller tutoyer Mendelssohn et Wagner. Blomstedt fait quelque chose de très différent: il construit un viaduc immense dont chaque mouvement est une partie, sans chercher le mystère, les ralentis, la caractérisation à tout prix, mais avec un sens de la construction, de la progression surtout, qui donne un souffle incroyable et une splendeur sonore inégalée à sa version. Et l'on entend tout, toutes les voix secondaires, dans un magnifique équilibre des pupitres. Les crescendos viennent de loin, chaque instrument a sa dynamique exacte.
Un hautbois comme un oiseau des bois
Et au passage, et sans paraître l'avoir voulu, passent les sentiments sous-jacents de l'oeuvre, l'énergie, la tendresse, l'intense mélancolie, la joie aussi, joie dans un avenir meilleur, croyance que demain sera un plus beau jour qu'aujourd'hui.
Blomstedt, qui a (on s'en rend compte peu à peu) totalement en tête l'idée de ce qu'il veut obtenir, s'appuie sur des musiciens qui le suivent au regard, avec une présence individuelle qu'il n'y a peut-être pas autant chez le Philharmonique de Berlin. Le thème (sublime, j'y reviens) de l' "Andante" est lancé, sur le tapis sonore et sombre comme un sous-bois des huit contrebasses, par un hautbois admirable (Henrik Wahlgren?) qui a, comme rarement entendu, une sonorité d'oiseau des forêts. Les cuivres sont magnifiques, les cordes d'une densité incroyable avec, ce que j'avais aussi observé chez leurs camarades berlinois, un engagement de tout le corps.
Génies et passeurs
La coda, prise un peu au ralenti, sera somptueuse de puissance et de beauté, poussant le public (Philharmonie pleine à ras bord) à déchaîner son enthousiasme. Peut-être aussi parce qu'entre-temps beaucoup d'entre nous auront été chercher sur le net l'âge de cet incroyable vieux monsieur. Si heureux, et à peine vacillant, de cet élan de remerciement, qui s'adresse évidemment à ses musiciens mais aussi à ces hauteurs vertigineuses où il a su les conduire.
Et avec enfin le si joli geste, et si malicieux, de frapper d'un doigt impérieux la partition, pour l'inclure dans les vivats. Et nous dire: "Je ne suis qu'un passeur, le génie, c'est lui"
Mais sans des passeurs comme Blomstedt ou Mendelssohn, comment connaîtrions-nous les génies?
Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, direction Herbert Blomstedt: Beethoven (Triple concerto opus 56 pour piano, violon, violoncelle et orchestre) Schubert (Symphonie n° 9 "La Grande") Avec Kirill Gerstein (piano), Leonidas Kavakos (violon), Gautier Capuçon (violoncelle) Philharmonie de Paris le 24 octobre