Evgueni Kissin enregistre pour la première fois un double album consacré aux sonates de Beethoven. Album qui réunit 5 sonates: la 3e et la dernière (la 32e), les très célèbres "Clair de Lune" et "Appassionata" et la petite mais très belle "Les Adieux" En bonus les méconnues "Variations en ut mineur". Cela paraît chez Deutsche Grammophon
Le compositeur jupitérien et le pianiste introverti
Kissin avait déjà enregistré les concertos il y a huit ans, avec Colin Davis et l'orchestre symphonique de Londres. Un coffret accueilli de manière diverse, l'essentiel des reproches tenant à la rencontre d'un compositeur fougueux et jupitérien, et d'un pianiste admirable de précision technique, de beauté du toucher mais plutôt introverti, pas complètement capable de rendre toute la puissance ardente du compositeur. Disons-le: dans les sonates il répond assez bien au défi, avec ses moyens immenses, sa sensibilité particulière, en proposant finalement non un Beethoven définitif mais le Beethoven de Kissin.
Et qui, de toute façon, ravira les amateurs de beau piano.
Des prises de concert
Là où le défi est plus grand encore, c'est qu'il ne s'agit pas d'un enregistrement de studio: Kissin n'a pas longuement médité son projet, en s'enfermant avec lui devant les micros en longues prises réfléchies et peaufinées comme le faisaient les anciens maîtres. Ce sont six enregistrements de concert, venant de six lieux différents et s'étalant sur dix ans, de 2006 à 2016. Ce qui pose aussi une question: Kissin joue-t-il d'autres sonates de Beethoven? Seront-elles l'objet d'un autre album? Est-ce le début d'une intégrale? Kissin la mènera-t-il en studio?
Etre à l'aise ou non dans Beethoven
Le livret du CD nous répond que "Kissin attendait depuis longtemps de publier un disque de ses enregistrements de Beethoven" Que ne l'a-t-il fait! C'est que, nourri à Beethoven "de bonne heure", comme tous les pianistes, il lui a fallu "des années pour s'y sentir tout à fait à l'aise" De fait, si Kissin avait le caractère d'une Argerich il aurait depuis longtemps dévoré à belles dents les oeuvres du maître de Bonn. Mais il faut l'avoir vu entrer en scène, contempler depuis le rideau cet espace qui sépare la coulisse du tabouret du piano et dont on lit dans son regard qu'il le compare à la traversée de l'Atlantique. Et enfin, soulagé, assis, devant son ami, son double, le clavier, retrouvant ses esprits, ses doigts, son immense talent musical...
Un clair de lune plein de fantômes
La meilleure sonate de ce CD est de mon point de vue la "Clair de Lune" (Carnegie Hall de New-York, 2012) Le premier mouvement, que tant de pianistes et non des moindres ne savent pas toujours comment aborder, ces grappes d'accords répétés dont un élément change à chaque fois, sorte d'impalpables variations sur un paysage à peine lumineux, ce premier mouvement est admirable. Kissin n'élève jamais la voix, en reste à une sorte de "mezzo forte" constant, avec une précision digitale magistrale, brossant un paysage pré-romantique entre rêve et cauchemar: le léger retard rythmique des premières notes en triolet, qui est écrit par Beethoven, devient la claudication d'un voyageur perdu qui, sur un chemin de terre, essaie d'échapper aux fantômes. Du bref deuxième mouvement Kissin accentue le caractère de danse allemande un peu lourde que d'autres, souvent, essaient de gommer, mais lui réussit à n'y mettre aucune lourdeur! Le troisième mouvement est implacable, aussi vertigineux pour les doigts que contrôlé, comme des vagues qui se brisent et refluent. C'est aussi le Beethoven qui revendique haut et fort ce qu'il est, son génie sonore, que Kissin défend.
La passion de l' "Appassionata"
L' "Appassionata" (Concertgebouw d'Amsterdam, 2016) est presque de la même eau. On sent bien dès l'introduction combien Kissin, c'est sa nature, contrôle tout, laisse rarement l'emporter son instinct même: la place réservée aux respirations, l'alternance tempi lents-tempi rapides, la construction, admirable, et qui fait qu'on n'a jamais un sentiment d'improvisation. Cela peut déplaire mais quel piano! La limite, ce sera ce deuxième mouvement où il n'y a plus le support de la lune et qui, dans sa nudité, et certes sa beauté sonore, est si austère qu'il est à la limite de l'ennui. Troisième mouvement tellurique et poétique, mais lisible, parfait de présence et de puissance, et là aussi d'un Beethoven qui s'affirme, mais sans taper du poing.
Des adieux et une conclusion
J'aime aussi beaucoup la 26 "Les Adieux" (Musikverein de Vienne, 2006) qui convient à Kissin par l'histoire qu'elle nous raconte ("Les Adieux", "L'Absence", "Le retour") C'est une sonate difficile, car de transition, qui précède la série des six ultimes (27 à 32 avec l'immense "Hammerklavier"), est elle-même précédée de petits monuments (l' "Appassionata" ou la "Waldstein"), et qu'on aurait donc tendance à la prendre à la légère avec sa forme ramassée: trois climats, trois moments musicaux (pour reprendre un terme schubertien)...
...Et c'est cependant une vraie sonate, que Kissin joue sans effet, avec ses doigts, sa tête et son coeur (pas trop répandu, surtout,le coeur), émouvante pour cela, par cette modestie qu'il y met.
La 32e, l'ultime (une demi-heure en deux mouvements, d'une construction étrange) m'a laissé perplexe au début. Comme si Kissin (à Verbier en 2013) en restait trop au texte, avec une main gauche un peu brutale, ou en tout cas trop présente; et le début de l'immense ariette (20 minutes), où l'on s'ennuie: Kissin est-il fait-il pour les mouvements lents qui reposent sur le poids des silences? Mais voici le miracle: Beethoven, soudain, prend un rythme de voyageur, plus dans la nuit sombre mais dans la sérénité des jours enfuis; et il y a alors, sous les doigts de Kissin, dans une grande simplicité, des moments (à l'aigu du piano) de grâce, de poésie, magnifiques...
Fulgurantes variations
Ce sont les mêmes sentiments qui me traversent en écoutant ces étranges " 32 Variations en ut mineur" qui sont de la maturité de Beethoven (1806-07) à qui, par une puissance de jeu (Corum de Montpellier, 2007) qui, là aussi, tourne parfois à la brutalité, le pianiste essaie de donner la dimension avant l'heure des immenses "Variations Diabelli" C'est d'un Beethoven olympien, ramassé en une douzaine de minutes: un thème très "Haendel" de 18 secondes et des variations dont, à l'exception de la dernière, la plus courte fait 11 secondes et la plus longue 34! Et Kissin réussit à trouver, dans la fulgurance de chacune, une variété de toucher, des nuances subtiles de dynamique (on est quasi toujours dans le registre "forte") qui fait qu'on tend constamment l'oreille.
Quand Beethoven n'est pas (encore) Beethoven
On la tend avec moins d'ardeur à l'écoute de la 3e sonate, qui est aussi la plus ancienne pour Kissin (Séoul, 2006): je ne vais pas redire que les doigts sont superbes mais voilà: c'est souvent trop sage, Beethoven ne sait pas encore tout à fait qui il est, c'est un sentiment que Kissin respecte.Trop! Le 1er mouvement ressemble à du Haydn, l'Adagio est très beau quand l'écriture mozartienne se transforme en écriture beethovénienne par une main gauche d'une puissance soudaine et inattendue. Clarté des lignes musicales dans le scherzo: Kissin, sait faire entendre toutes les voix comme personne. Mais on cherche Beethoven et on trouve plutôt Scarlatti, de même dans le dernier mouvement. Du beau piano, où Beethoven n'est pas vraiment là.
Mais puisqu' "il ne s'y sentait pas tout à fait à l'aise", il faut saluer la probité d'un pianiste dont la vie n'est que piano et qui s'est dit un jour, en pleine maturité artistique: "Je ne peux pas, ou plus, éviter ces monuments du piano que m'a offert Beethoven" Pour ce courage-là, et souvent couronné de succès, il faut écouter cet album.
BEETHOVEN: 32 Variations en ut mineur. Sonates pour piano n° 3, 14 "Clair de lune", 23 "Appassionata", 26 "Les adieux" et 32. Evgueni KISSIN piano. Un double CD DG.