A l'Opéra-Bastille Jonas Kaufmann-Carlos, Sonia Yoncheva-Elisabeth, Elina Garança-Eboli, Ludovic Tézier-Posa, Ildar Abdrazakov-Philippe II, Philippe Jordan à la baguette, Krzysztof Warlikowski à la mise en scène dans la version originale française du "Don Carlo" de Verdi: sur le papier il y avait tout pour faire de cette production incroyablement attendue l'événement de la rentrée musicale parisienne. Pari quasi tenu. Avec quelques bémols. Normal pour un opéra...
Le chef-d'oeuvre de Verdi?
Il se pourrait que "Don Carlos" (titre français) ou "Don Carlo" (titre italien) soit le chef-d'oeuvre de Verdi, lui qui en a composé tant et tant d'autres.Chef-d'oeuvre malgré son intrigue compliquée, pas toujours lisible, qui multiplie les personnages "principaux" (les cinq cités, Carlos n'étant pas forcément le plus essentiel), mais qui s'appuie sur une pièce (et une histoire) de Schiller, l'ami de Goethe, d'une force incroyable. Et qui réunit les sujets de prédilection de Verdi: amours malheureuses (sans quoi un opéra ne serait pas un opéra) et dimension politique à double titre. Ce qu'est le pouvoir et comment être à la hauteur de ses enjeux. Ce qu'est la liberté et comment en être digne. Verdi, demeuré jusqu'à sa mort une sorte de vigie de la liberté de son peuple, comme l'était à sa manière un Victor Hugo en France.
Vision à la française de la catholique Espagne
Mais l'événement est aussi, est avant tout, que nous soit donnée la version initiale de l'opéra. Avant l'italienne de 1884, qui est l'objet de quasi tous les CD sous la direction des plus grands chefs (Solti, Muti, Giulini, Karajan), "Don Carlos" fut une commande de l'Opéra de Paris qui le créa en 1867. Verdi écrivit donc un "grand opéra à la française", bien sombre et spectaculaire, voire écrasant, selon les préceptes d'un Meyerbeer, et qui dure quasiment quatre heures (!), la version resserrée italienne n'en faisant que trois.
Sombre et spectaculaire, cette histoire dans la très catholique et sinistre Espagne, encore sous le poids de l'Inquisition et d'un roi, Philippe II, qui peine à être au niveau de Charles-Quint, son père. Le fils de Philippe, Don Carlos, doit épouser Elisabeth de France, la soeur de Margot, de Charles IX et d'Henri III, mais c'est finalement Philippe qui, en vertu des traités de paix, décide de garder Elisabeth pour lui-même, alors qu'Elisabeth et Carlos se sont déjà rencontrés et sont tombés amoureux.
Un discours sur la liberté et... des libertés historiques
Carlos est par ailleurs le grand ami de Posa, qui devient, usant d'un langage franc sur le droit souverain des peuples, le favori de Philippe. Posa et Carlos sont secrètement du côté des Flamands révoltés (car tentés par le protestantisme), ce que refusent évidemment le pieux Philippe, son Grand Inquisiteur et (sur place) l'envoyé du roi, le duc d'Albe, qui massacre allègrement les révoltés et fera décapiter leurs chefs, Egmont et Hoorn. Egmont, tragédie de Goethe et musique de scène de Beethoven: Verdi n'avait pas l'antériorité du discours sur la liberté.
A la suite de Schiller il prend tout de même quelques libertés avec l'histoire. Le vrai Carlos était un garçon violent, presque débile, et sa rencontre avec Elisabeth, qui n'est pas prouvée, se serait faite à l'âge de l'adolescence. Mais il a effectivement soutenu les Flamands, pour quoi il est mort en prison, peut-être de malaria, à 23 ans, quelques semaines après l'exécution d'Egmont et Hoorn, l'année 1568, et quelques mois avant la mort en couches d'Elisabeth, depuis neuf ans reine d'Espagne.
Une musique de Verdi aux couleurs nouvelles
Les fils de cette histoire complexe sont très bien tissés par les librettistes, à condition de les respecter pour que les choses soient à peu près claires. Mais la beauté de la musique, elle, est, pour toute oreille, d'une admirable évidence. Sans la collection de "tubes" qui font le prix (populaire) d'une "Traviata" ou de "Rigoletto". Mais dans des couleurs noires, des trouvailles de son inhabituelles, dont parle très bien Philippe Jordan dans le programme.
Inhabituelles par rapport au Verdi "d'avant" et qui marque surtout, chez un compositeur de 50 ans, une capacité magnifique à se renouveler, à trouver les couleurs qu'il faut pour le sujet qu'il faut: toutes les notes basses des instruments sont sollicitées. Le prélude de l'acte 4 se fait dans les graves du violoncelle solo avec un tapis de violons en appui. Tel air mélancolique, où il est coutume alors d'utiliser comme soutien un instrument automnal, clarinette ou hautbois, se fait cette fois avec un accompagnement de basson. Les couleurs noires, les ombres intenses et les lumières froides, l'atmosphère de cachot et de sang séché: la sinistre Espagne est bien aux mains d'une intolérante Eglise et Carlos y sera broyé.
Kaufmann: le moelleux des aigus mais quelques incertitudes
On attendait beaucoup de Jonas Kaufmann, le plus grand des ténors actuels. Avouons qu'il déçoit un peu: la ligne de chant est un chouia précautionneuse, la projection pas toujours parfaite. Et il a toujours tendance à forcer les notes aigües courtes, comme s'il était dans le bel canto. En revanche, quand lesdits aigus viennent se déployer comme de petits nuages, quelle beauté de son, quel moelleux! Et Kaufmann est aussi un admirable comédien, qui rend à merveille les doutes et le caractère incertain de Carlos, sorte de héros romantique avant l'heure, aux tendances suicidaires, écrasé par son destin.
Tézier magnifique, Yoncheva et Garança aussi
On remarque d'autant plus ces petites imperfections (on est évidemment à un très haut niveau de chant) que son complice, Ludovic Tézier, est un magnifique Posa: impeccable de son, de projection, de ligne sonore, de présence, parfaitement à l'aise dans ce "grand chant à la française". Et le duo "de la liberté", qui reviendra dans l'oeuvre comme un leitmotiv (là aussi une pratique dont Verdi n'était pas familier), voit un fondu des voix, celle de Tézier et celle de Kaufmann, qui nous... fait fondre.
Superbe Elizabeth de Sonia Yoncheva: avec ce timbre corsé et ses aigus magnifiques lancés sans difficulté (quel contraste das les duos avec Kaufmann!) à travers la salle, elle brosse un personnage à la fierté intacte, une femme que les exigences du pouvoir ont contrainte à son métier de reine mais qui n'acceptera jamais les sacrifices qui en découlent. Et il y a une très belle douceur lassée dans son air final, "Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde", adressé à Charles-Quint en son tombeau.
La brune Yoncheva face à la blonde Elina Garança, princesse d'Eboli que son amour pour Carlos a rendue vénéneuse et cruelle. Garança en fait d'abord un personnage saphique à la Marlene Dietrich dans son air du "Palais des fées", très applaudi, puis une Milady des "Trois Mousquetaires" dans le trio qui l'oppose à Carlos et Posa. Elle triomphe enfin dans le fameux "O don fatal", nous régalant, dans une tessiture très tendue,de graves profonds et d'aigus glorieux qu'elle a appris à maîtriser. Garança, désormais une Eboli de haut vol.
Un Philippe II brutal mais émouvant
Et chapeau bas aussi à Ildar Abdrazakov! On l'a souvent entendu, c'est une des basses d'aujourd'hui, il n'y en a pas tant. La voix est belle, pas toujours juste. Mais il fait mieux: il nous donne un Philippe II multiple, incertain et brutal, la brutalité des faibles car, comme son fils, Carlos, il est sous influence: de Posa, de l'Inquisiteur et même... du fantôme de son père, dans la scène finale. Abdrazakov y met de l'entêtement mais surtout une émotion très touchante dans son air "Elle ne m'aime pas!", où l'on en vient à s'apitoyer sur lui!
Evidemment on l'attend dans le fameux duo de basses qu'il forme avec Dmitri Belosselsky, très bien. Philippe II au Grand Inquisiteur: "Puis-je immoler mon fils au monde, moi chrétien?" Réponse: "Dieu, pour nous sauver tous, sacrifia le sien" Vision terrifiante, non peut-être de la religion, mais des religieux.
Excellents seconds rôles, le moine de Krzysztof Baczyk, l'ange de Silga Tiruma, le Lerme de Julien Dran, etc. Choeurs très bien aussi, malgré quelques décalages.
Warlikowski: mise en scène contestée malgré de beaux moments
Après les applaudissements nourris des chanteurs et du chef, on a vu Garança et Jordan, tournés vers la coulisse, faire un signe à quelqu'un qui ne voulait pas entrer sur scène. Et qui a fini par se laisser faire, malgré ce qui ressemblait à un pressentiment: Krzysztof Warlikowski, le metteur en scène. Bronca immédiate et totale, à en surprendre même les musiciens. Warlikowski ne méritait pas cela. Sa mise en scène n'est évidemment pas sans défaut, mais on a vu pire, y compris... de sa part. Cependant l'homme de théâtre qu'il est a toujours cette tendance à réécrire l'opéra, à rajouter des choses dans une oeuvre déjà bien chargée. "Trop de tout" aurait dit Mademoiselle Chanel.
Il y a de très beaux moments: l'acte du couronnement avec l'intervention des députés flamands et la peur de Philippe devant l'étendue de sa charge. Les scènes nocturnes dans l'Escurial. L'exécution de Posa, simple et nue, le corps de Tézier dans la position du "Soldat mort" de Manet. Et puis cette direction d'acteurs formidable sans quoi Yoncheva, Garança et surtout Abdrazakov ne nous montreraient pas cette richesse de palette.
En revanche quelle vision clinique, quelle froideur, quelle absence de grandeur et de souffle! Carlos, dans un couvent, revoit sa vie dix ans après, les poignets bandés sur le coup d'une tentative de suicide. Suicide qui finira par réussir, où il entraînera Elisabeth, comme dans le drame de Mayerling. L'effet "film ancien" fonctionne, Kaufmann, on l'a dit, est un parfait chanteur pour ce genre d'anti-héros, mais toute la fin se heurte à ce que nous disent Verdi et Schiller et la mise en scène explose en vol. C'est ainsi: on ne peut pas changer le sens d'un opéra comme d'une pièce de théâtre, la musique l'empêche!
Grâce à Jordan la musique triomphe
Et la musique a le dernier mot. Grâce à Philippe Jordan à qui on ne reprochera pas cette fois son péché mignon du beau son: doser les équilibres des graves, trouver, dans des gammes de gris, de noirs et de bruns des variétés de couleur, pendant quatre heures, en soignant la progression dramatique et en ne couvrant jamais les voix: superbe travail, du chef et des musiciens. C'est aussi en grande partie à eux que ce "Don Carlos", si neurasthénique, a si fière allure.
"Don Carlos" de Giuseppe Verdi (en version originale française), mise en scène de Krzysztof Warlikowski, direction musicale Philippe Jordan, Opéra Bastille les 16, 19, 22, 25, 28, 31 octobre, 5, 8 et 11 novembre.
Attention: vue la longueur de l'oeuvre, les soirées sont à 18 heures, les matinées du 22 octobre et du 5 novembre à 14 heures.
A partir du 31 octobre Kaufmann, Yoncheva et Garança laisseront place respectivement à Pavel Cernoch, Hibla Gerzmava et Ekaterina Gubanova. Abdrazakov et Tézier assurent toutes les représentations jusqu'au 11 novembre.