L'Espagne, du "siècle d'or" baroque au flamenco, par Magdalena Kozena

C) CEMA, Oleg Rostovtsev

C'était une étrange affiche, et qui m'avait intrigué: au théâtre des Champs-Elysées la blonde Magdalena Kozena (madame Simon Rattle à la ville), nourrie d'Europe centrale et des forêts de Bohème, allait, "entre ciel et enfer" (comme le dit l'intitulé du spectacle), respirer, à l'autre bout de l'Europe, l'air tragique des chants espagnols mais, plus encore, s'y confronter à l'âme andalouse du flamenco.

J'y serais.

KOZENA, TCHEQUE DE BRNO, EL PIPA, GITAN DE JEREZ

Et Magdalena Kozena, Tchèque de Brno, entre donc, dans une longue robe noir et rouge à volants, suivi d' Antonio El Pipa, gitan de Jerez, d'une dynastie déjà longue d'artistes flamenco. Kozena  se blottit sur une chaise, genoux repliés. La robe laisse une des jambes nues. El Pipa entame, tout en noir, une danse autour d'elle endormie, au son de ses doigts, des doigts qui font castagnettes. La position incroyablement cambrée, les arabesques discrètes des bras autour de la tête, la fermeté du claquement des talons: un maître. Puis il la réveille, lui prend les bras, la porte doucement, par de petits pas dansés, auprès de ses musiciens.

On a cru comprendre qu'il s'agissait d'Eurydice réveillée par Orphée ou Proserpine endormie par Pluton. Les musiciens de Kozena l'accueillent pendant qu'Antonio -ou un dieu libérateur- sort dans un frappement continu des pieds, comme un tonnerre.

La blonde Magdalena C) Jens Kalaene, Germany out

La blonde Magdalena C) Jens Kalaene, Germany out

KOZENA DANS LES TOURMENTS AMOUREUX 

Cela commence par un air, mélancolique à souhait, de José Marin. En ce "siècle d'or" de l'Espagne, celui de Velasquez et... de Louis XIV, ce Marin-là eut une vie d'aventure où, entre des escapades à Rome ou aux Amériques, il volait et tuait peut-être, était torturé en prison, envoyé en Afrique aux galères, revenait composer pour le roi des "tonos humanos", le tourment amoureux décrit avec trivialité sur des musiques suaves, ou au contraire l'amour galant soutenu par des airs de campagne.

Son "Non pense Menguilla ya", regret de cette Menguille, "entourée d'insensés", qui "se livre à vaine chose" et, "pour vous fréquenter, n'a nul peur d'être un démon mais je n'entends pas avec elle être bête encore", charge la barque des amours amères. Magdalena Kozena y déploie, avec une magnifique projection, une voix dorée, épanouie avec art, aux belles couleurs d'ambre, avec une attention aux passages de registre, une ligne de chant parfaite, un léger vibrato qu'elle contrôle sans difficulté. Mais surtout une attention au jeu qui sera la qualité première de tout le récital, si l'on excepte la musique.

DES AIRS JOUES AUTANT QUE CHANTES

Car ces airs doivent être défendus comme ils l'étaient à l'époque, et joués autant que chantés: ils sont des tableaux populaires, des états d'âme mis en musique, où le "je" est le reflet de chacun de nous. Le "Ay Leonida" de Juan de Lima est plus languide mais la souffrance est la même, avec moins de violence ("Je ne charge pas ta beauté/ D'avoir volé ma volonté/ Car tes yeux ne sont pas coupables / Si je me suis perdu moi-même") La robe de Kozena ondoie, Proserpine est réveillée. Magdalena a des allures de Sainte-Madeleine, ses blonds cheveux dénoués, quand elle joint les mains sur les derniers mots.

L'air suivant, "La Ausencia" ("L'Absence"), nous transporte dans une auberge, avec sa frappe de tambourin sur un rythme de la Renaissance. Puis c'est une sorte d'air de cour ("Sierra Nevada" de José Marin encore), de cour ou de jardin, jardin clos où des princesses qui s'ennuient apprennent l'inutilité de l'amour ("Mon mal ne connait ni mouvement ni soulagement, ne connait mort pour ma vie, ne connait vie pour ma mort")

HARPE ESPAGNOLE, GILET ROSE ET NOIR...

Kozena sort, ses musiciens (guitare baroque, percussion, harpe espagnole: très bien le harpiste, Manuel Vilas Rodriguez; viole de gambe et théorbe) jouent un Santiago de Murcia, on s'ennuie un peu. Entrent les "cantaores", Sandra Zarzana, Estefania Zardana (sa fille?), Toni Nogaredo: robes de flamenco où il y a du rose, du jaune, de l'or et du turquoise à pois blancs.. Les deux jeunes guitaristes sont en blanc et noir, y compris barbe et cheveux. Et El Pipa fait son entrée: costume rose (vraiment rose), gilet rose et noir, bottines roses (d'une autre nuance de rose...)!

Antonio El Pipa, l'ange soutenant la belle C) Lukas Vidensky/ Tokpicmedia

Antonio El Pipa, l'ange soutenant la belle C) Lukas Vidensky/ Tokpicmedia

FLAMENCO FACON OBELIX

C'est là que la soirée a vraiment commencé. Même si le talent de Kozena était impeccable jusqu'alors. C'est là que tout aurait pu basculer du mauvais côté et que tout a basculé du bon. Entendons-nous: Antonio El Pipa approche de la cinquantaine, il affronte un public mélangé, dont on suppose qu'il est venu surtout pour la musique baroque, il ne peut vouloir non plus transformer Kozena en danseuse de flamenco qu'elle n'est pas mais c'est tout de même un spectacle construit à deux. Ou sur deux poles. Au début, devant ses tournoiements incessants, ce corps droit de profil, un bras replié, une jambe perchée, ses traversées en lignes de la scène avec claquements de talons, on se demande un peu où l'on va: c'est la danse du coq, et l'on pense forcément (c'est dire nos références en matière de flamenco) au désopilant épisode d' "Astérix chez les Ibères" où, en présence de Soupalognon y Crouton, Obélix prend une leçon de danse et de... cambrement!

NON: LA LECON D'UN MAÎTRE

Mais justement: la leçon est bien là. Pour nous: le flamboiement du danseur, son énergie et, tout de même, si l'on sait regarder même sans être spécialiste, la précision technique derrière l'excès, en particulier dans la beauté des gestes des mains, arabesques florales, et l'incroyable déclinaison des rythmes talonnés. Mais aussi ces chanteuses qui donnent, à la manière du flamenco, dans la mélopée ou la psalmodie, sans aucune recherche vocale, toute l'essence du malheur, de l'errance, de l'injustice, à la fois commentatrices et se gardant de juger puisque c'est le destin qui juge.

Et encore: est-ce si sûr?

AIRS VIRTUOSES, LULLY SOMPTUEUX

Kozena revient. Le spectacle a changé de sens. Encore un air virtuose ("A quien me quejare? / A qui me plaindre?") mais de déploration virtuose. "Al aire al aire" ("Envolez-vous, soupirs"), d'une délicieuse et aérienne Kozema que, revenant de Florence à peine, j'imaginais chantant plutôt dans les jardins italiens où l'on voit, sur les tableaux de Masaccio, Gozzoli ou Ghirlandajo qui hantent les églises toscanes, des jeunes filles blondes, sages et mutines, cueillir des fleurs et parler aux oiseaux comme s'ils étaient les amoureux d'un rêve. Pour conclure, un air somptueux de Lully, "Se que me muero de amor" (dois-je traduire?), qu'il composa, dit-on en hommage à madame Louis XIV, la reine Marie-Thérèse, espagnole. Et Kozena s'y montre là en grande tragédienne baroque.

Kozena, dans la même position qu'avec El Pipa... mais avec Thomas Hampson C) AFP PHOTO / BARBARA GINDL

Kozena, dans la même position qu'avec El Pipa... mais avec Thomas Hampson C) AFP PHOTO / BARBARA GINDL

Elle a esquissé quelques pas de danse "Grand Siècle" avec El Pipa qui est revenu, ceint d'une longue robe noire à traîne. Elle défaille ou s'endort. Passant derrière elle, il la soutient; et quand il la fait asseoir, ange noir du sommeil de Proserpine, elle porte la robe qu'il a nouée sur sa taille. La grâce de cette transmission est imparable.

LES HOMMES FONT LE BEAU, LES FEMMES ATTENDENT

La seconde partie finit de donner son sens au spectacle. Au lieu d'une succession de séquences (Kozena, flamenco, Kozena, etc), les "cantaoras" et leurs guitaristes restent  sur scène pendant que Kozena chante avec ses musiciens. Comme si deux mondes nous faisaient face, celui d'aujourd'hui et celui d'hier, deux mondes où perpétuellement les femmes attendent pendant que les hommes font le beau. Les interventions d' El Pipa sont toujours éclatantes avec aussi pas mal d'humour  dans son côté "Aldo Maccione" virtuose -et des tenues: costume lie-de-vin, puis gris argent à pampilles, avant le smoking final!

ADORER, MOURIR, SENTIR, ESPERER

On peut y voir aussi une sorte de transmission, les jeunes (excellents) guitaristes, Juan José Alba, Daniel Ramirez, étant les fils qui n'ont pas encore reçu l'héritage, pendant que, de l'autre côté, les musiciens du groupe "Private Musicke" seraient le conseil des anciens qui surveille la solitaire épouse pour qu'elle ne livre pas impunément "sa vie au doux plaisir des mortels" Kozena distille quelques beaux chants tristes d'inconnus, Martinez de Arce, Duron. Les "cantaoras" sont désormais sculpturalement  moulées de noir, jambes galbées, cambrures et courbes, et, dans un très joli moment,  leur choeur accompagne Kozena dans "Esperar, sentir, morir" de Juan Hidalgo ("Espérer, sentir, mourir, adorer, Comment dans son chagrin mon amour éternel Peut en souffrant douleur pareille Adorer, mourir, sentir, espérer?")

Chanteuse de flamenco C) AFP PHOTO / Yasser Al-Zayyat

Chanteuse de flamenco C) AFP PHOTO / Yasser Al-Zayyat

Ce sont certes des chants écrits pas des hommes, qui content leurs amours délaissées.

Mais quand ce sont des femmes qui les chantent, la mélancolie de l'absent et la douleur de l'abandon sont encore plus cruelles.

Récital Magdalena Kozena, mezzo, ensemble Private Musicke, direction et guitare baroque Pierre Pitzl, avec la compagnie de flamenco Antonio El Pipa: chants baroques espagnols et flamenco. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 29 septembre.