Un grand cérémonial funèbre, créé cet été à Salzbourg, le "Requiem" de Mozart et les chevaux de Bartabas. "200 artistes sur scène" vante la publicité, ce qui n'était pas tout à fait exact à la "Seine musicale": la plupart était dans la fosse, il n'y avait sur scène que les si jolis petits chevaux blancs, portugais, ou, traduit en langue cheval, des lusitaniens de robe cremello, c'est-à-dire crème foncée.
BARTABAS ET LE MYSTICISME RELIGIEUX
Mais avant cela, devant un grand rideau bleu, qui deviendra noir ou rouge ensuite selon les beaux éclairages de Bertrand Couderc, un cavalier et sa monture noire dans la pénombre. C'est Bartabas. D'un geste sec, il ôte sa chemise, apparaît torse nu. Déjà certains s'agacent du narcissisme de l'homme, qui a ses ennemis d'autant qu'il est doté, on le sait, d'un fort mauvais caractère, ce qui signifie au moins qu'il en a. Pour notre part, n'ayant pas beaucoup vu de ses spectacles, en particulier ceux qui ont fait sa légende, nous nous souvenons aussitôt de "Golgota", cette méditation doloriste qu'il menait il y a quatre ans avec Andres Marin, le danseur de flamenco. Dans les torsions des bras, les renversements du corps, on retrouve ces positions chères aux grands peintres religieux espagnols, Ribera ou Zurbaran, qui ont si bien reproduit le mysticisme du martyre.
LES PETITS CHEVAUX PORTUGAIS A LA ROBE CRÊME
La musique monte de la fosse (la maîtrise des Hauts-de-Seine qui fera toute la soirée un beau travail malgré quelques moments incertains), ce n'est pas le "Requiem" mais un "Miserere", sans doute celui de Mozart lui-même, composé quand il avait 14 ans après avoir entendu et retranscrit à l'oreille celui d'Allegri qu'interdisait le Vatican... L'ombre gagne encore, le cheval disparaît dans une poudre nocturne, le cavalier est à peine visible, il a remis sa chemise. Noir.
Puis semi-pénombre, quelques minutes de musique Grand Siècle.
Et les premières mesures de ce "Requiem" de fureur et d'effroi pendant qu'entrent, se suivant, les petits chevaux blancs, chacun portant sur la selle des jeunes femmes renversées, chevelure pendante vers le sol, et les petits chevaux sont guidés par de jeunes palefreniers dans de grands burnous gris. Sont-ce des prisonnières? Des esclaves de quelque tribu du désert? Elles défilent ainsi, six en tout.
CAVALIERES ESCLAVES OU GUERRIERES
Mais les voici qui se relèvent, tendant le bras, dans de longues jupes aux couleurs éteintes parcourues d'un trait rouge. Les deux hommes aussi qui viendront plus tard porteront ces mêmes jupes. Les femmes, d'otages ou d'esclaves, deviennent sur le "Kyrie" ("Je crois en Dieu") de farouches guerrières, les bras écartés, dirigés vers le ciel, pendant que leurs montures continuent de tourner avec une perfection qui finit, pour nous, par devenir naturelle.
Alors qu'elle demande sans doute tant de persévérance et de confiance entre le cavalier et son compagnon.
PASSIONNES DE CHEVAUX CROISANT DES MELOMANES
Mais se pose dès lors (car la musique est déjà à son zénith, puisque les premiers morceaux du "Requiem" de Mozart sont aussi les plus beaux, les plus saisissants) la question de ce que l'on est venu voir ou entendre. En d'autres termes que viennent faire ici ceux qui nous entourent et même ceux qui sont avec nous? Passionnés de chevaux fascinés par les petits lusitaniens, leur souplesse, la beauté simple de leurs allures? Mélomanes qui viennent d'abord pour la dernière oeuvre géniale d'un génie, ajoutant cette fois pour eux l'enthousiasme des yeux au plaisir de l'oreille? Qui doit l'emporter pour nous, de Minkowski le musicien ou de Bartabas et des magnifiques artistes équestres qui composent sa troupe?
Normalement l'un et l'autre, dans un spectacle total ou le son répond au geste.
Mais ce n'est pas tout à fait le cas.
UN "REQUIEM" DE RAGE ET DE TENSION
Entendons-nous: on ne fera pas non plus la fine bouche. Mais on n'est pas sûr non plus que la rencontre ait eu lieu autant qu'on l'espérait. D'abord, et c'est très bien de sa part, parce que Marc Minkowski a choisi de donner à son interprétation du "Requiem", une ardeur dynamique qui confine à la violence. Nous l'avons dit, c'est un "Requiem" tellurique, et pas seulement par le nombre des musiciens. Mozart est pris d'une rage froide, comme dans une agonie qu'il refuse, chaque morceau, même les plus triomphants, étant paré de couleurs angoissées, de sentiments terribles. Cela est tout aussi sensible dans la seconde partie de l'oeuvre, qui reprend la messe ordinaire (la première étant une déclinaison particulière de pièces funèbres, Tuba Mirum, Rex Tremendae, Confutatis, Lacrimosa, uniquement accordées au service des Morts) Et si les troupes de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, enfants compris, qui ne sont pas les moins bons, tiennent plutôt bien ces tempi fouettés, malgré quelques aigus périlleux parfois, les Musiciens du Louvre, donc sur instruments anciens, confondent trop souvent violence et brutalité.
SOLISTES INCERTAINS
Le quatuor de solistes (celui de Salzbourg semblait autrement performant) n'est pas non plus à la hauteur. On oubliera vite la soprano Ana Maria Labin, timbre banal et ligne de chant confuse. La mezzo Anthéa Pichanick a de belles couleurs mais peine à s'imposer. Fabio Trümpy a un timbre étrange de ténor, on ne sait exactement quel type de rôle il peut chanter, mais il tient sa partie. Le meilleur serait la basse Callum Thorpe mais dans le fameux "Tuba, mirum spargens sonum", un "tube" pour les basses, il abrège le "sonum" par manque de souffle, dont il a mal calculé la répartition.
UNE ELEGANCE UN PEU SANS SURPRISE
Mais cette conception de Minkowski n'est pas exactement celle de Bartabas. On a davantage l'impression de voir une reprise de l'Ecole Espagnole de Vienne ou même de l'Académie du Domaine de Versailles. C'est d'une élégance sans faille mais on s'attendait à plus d'imagination, quelque chose qui nous terrasse d'angoisse en nous faisant voir autant qu'entendre le baiser froid de la mort, et peut-être de la résurrection. Rien de cela. De très beaux mouvements, diagonales, cercles, de simples et purs passages en lignes où l'on admire l'élégance des chevaux, des petits galops où ondulent les belles et longues chevelures des cavalières, rousse, blonde, auburn, anthracite, et aussi la verticale, impeccable, immobilité des deux garçons qui, dans le "Rex Tremendae", sont entourés par le cercle des femmes.
Et ce ne sont pas les caparaçons noirs dont sont couverts les lusitaniens jusqu' à la croupe, protégeant aussi leur chanfrein et laissant seulement apparents leurs étranges yeux bleus, comme s'ils étaient des chevaux de l'Apocalypse, qui vont accentuer le mystère du spectacle, non plus que les coiffes dont les cavaliers s'affublent à certains moments, coiffes tirées de la Semaine Sainte de Séville, sans qu'on sache toujours pourquoi précisément à ce moment-là.
BEAUX CAVALIERS ET JOLIS MUSICIENS
De même les squelettes qui surgissent soudain sur les montures à demi-galop. On entend certains ricaner derrière nous, est-ce par malaise? Référence évidente (mais déjà utilisée par Bartabas dans "Calacas") aux fêtes des morts mexicaines, mais aussi à la Crypte des Capucins de Vienne (Mozart l'Autrichien) où, sur le tombeau des empereurs, des squelettes plus creusés encore portent la couronne impériale. Au moins, se dit-on, c'est un moment où l'on approche de ce que l'on avait imaginé venir voir: la grande cérémonie funèbre, avec la pompe éclatante et méritée d'une cavalcade de haut rang, que Mozart n'a jamais eue, lui dont le corps froid est parti à la fosse commune dans un corbillard tiré par de vieux canassons.
A la fin, Minkowski monte sur scène, des micros descendent de la voûte, les cavaliers (et surtout les cavalières; les deux hommes sont plus timides) entonnent, et joliment, le "Ave Verum Corpus" L'on se dit alors que décidément, depuis le paradis des musiciens, Mozart leur a donné la grâce et un peu de ses dons.
"Requiem de Mozart", spectacle de Bartabas avec l'Académie équestre du domaine de Versailles. Solistes, choeur de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, Les musiciens du Louvre, direction Marc Minkowski. Seine Musicale de Boulogne-Billancourt le 15 septembre