Et s'ouvre aussi avec un couple glamoureux au possible, Véronique Gens (en Hanna Glawari, la veuve) et Thomas Hampson, alias comte Danilo Danilowitsch. Dans ce bijou de Franz Lehar, ces deux-là se sont aimés autrefois mais, lui noble et elle roturière, ils n'ont pu se marier, selon les conventions surannées de leur petit pays, le Pontévédro.
ON CHAMPAGNISE, ON SE CÂLINE
On est à Paris en 1905, Paris, le lieu des plaisirs et des fêtes pour une Europe qui vient s'y encanailler. Et justement Danilo, le noceur (il ne s'est jamais marié, est-ce parce que son seul amour est toujours Hanna?), court de cabarets en restaurants, de Maxim's au Moulin-Rouge à la recherche des grisettes: "On champagnise, on se câline et s'embrasse, Lolo, Dodo, Joujou, Cloclo, Margot, Froufrou, oubliée la patrie" comme il le chante dans un air ravissant et fort célèbre.
Mais Hanna est elle aussi à Paris, veuve de son vieux et très riche banquier et c'est la panique chez l'ambassadeur de Pontévédro, le comte Mirko Zeta: si Hanna se remarie avec un Français, adieu les vingt millions de sa fortune, dont a tant besoin l'état pontévédrin au bord de la faillite, et elle en a des prétendants français, la belle et joyeuse Hanna! Un seul peut la faire changer d'avis, pense Mirko: Danilo lui-même.
L'HERITIER DE JOHANN STRAUSS
Devinez quoi! Joliment entremêlée d'intrigues secondaires, l'histoire finira par le mariage attendu et le Pontévédro sauvé... Et aussi faite la fortune de ce Franz Lehar, né hongrois et donc citoyen de l'Empire autrichien, qui, à trente-cinq ans, devient ainsi célèbre dans l'Europe entière. Succédant au prince de la valse et aussi de l'opérette, Johann Strauss (et sa "Chauve-souris") avant de continuer longtemps une carrière jalonnée d'autres succès ("Le pays du sourire", 1929) même après que l'empire de sa jeunesse se sera écroulé. Il meurt en 1948.
C'EST LA VALSE VIENNOISE QUI RÊVE D'ÊTRE OFFENBACH
Evidemment on reconnaît dans le Pontévédro le petit Monténégro, qui, lui, était déjà indépendant, arraché à l'empire ottoman mais à la gestion bien chaotique (et au bord de la faillite, justement, en 1905) Le Monténégro séparé de l'empire d'Autriche par la Serbie, tout aussi instable, qui avait connu une révolution de palais sanglante deux ans plus tôt et d'où viendra en 1914 l'assassin de l'archiduc François-Ferdinand, prélude à la guerre et à la catastrophe européenne. Dans cette Europe centrale mouvante et incertaine, citoyen d'un état sclérosé, prisonnier de son immensité, de sa mosaïque de langues et de peuples, d'un pouvoir centralisateur et conservateur, Lehar se tourne vers Paris, le Paris des plaisirs mais aussi d'une jeune république. Oui, "La veuve joyeuse", c'est Vienne (ou Budapest) qui rêve d'être Paris, c'est la valse viennoise qui rêve d'être Offenbach. Et, comme par hasard, dans cette communauté pontévédrine de Paris, toutes les femmes, loin du pays corseté, se sont trouvé de jeunes amants...
MISE EN SCENE TROP NEUTRE
Mais, dans ce spectacle charmant, qui devrait être tout imprégné pour nous du "Monde d'hier" dont parlait Stefan Zweig en 1942 avant son suicide, on ne ressent pas grand-chose de cet ordre, faute de point de vue dans la mise en scène de Jorge Lavelli. Celle-ci est une reprise de 1997, elle est propre, ne cherche pas midi à quatorze heures, n'imagine pas des choses qui ne sont pas dans l'oeuvre, mais à ce point de neutralité...
On est dans une superbe antichambre d'ambassade façon salle de bal, et d'ailleurs plus 1920 que 1905 (beau travail du décorateur Antonio Lagarto) mais ce qui avait été conçu à l'époque pour l'écrin de Garnier flotte à Bastille. C'est surtout sensible au premier acte où les portes claquent, les couples traversent la scène pendant des heures et quand ils sont sortis on attend encore devant un plateau vide. Et même quand il y a du monde (à l'exception d'une scène de valse réussie), Lavelli peine à meubler. Ce n'est d'ailleurs pas une question de monde: la plus belle scène est la plus simple, un rond de lumière, l'orchestre jouant le "tube" de l'oeuvre ("Heure exquise"), Gens et Hampson qui s'étreignent en dansant...
GENS-HAMPSON, UN COUPLE EPATANT
Et justement, quel plaisir ils nous offrent! Lui surtout, épatant, qui est Danilo (qu'il a déjà incarné il y a vingt-cinq ans) jusqu'au charme grisonnant, avec cette fougue de gamin d'un noceur, aussi remarquable comédien que bon chanteur malgré quelques pailles dans le si beau timbre. Et le secret de tout ça? Il s'amuse, il est heureux. Et donc nous aussi.
Gens est beaucoup plus grande dame; la voix est très belle, on le sait, la projection parfaite (ce n'était pas le cas, semble-t-il, sur les premières représentations) Elle a une classe folle, peut-être un peu trop chanteuse d'opéra, et c'est ainsi qu'elle entonne le "Heure exquise Qui nous grise: "Aime-moi!" Ta main me presse Et ta caresse Me dit déjà "Tu es à moi!" Cela manque d'un soupçon d'abandon, que sait y mettre Hampson. De même la merveilleuse "Chanson de la fée Vilja", superbement distillée, n'a pas la nostalgie et la fragile tendresse qu'on y souhaiterait, alourdie qu'elle est en plus par une chorégraphie inutile. Petits reproches. Il n'empêche: avec son côté "je m'encanaille mais jusqu'à un certain point", la voir saluer si... joyeuse au final renforce nos applaudissements.
BEAUX ET BONS JEUNES CHANTEURS...
Les autres protagonistes, nombreux, sont souvent exemplaires. A commencer par la ravissante Valencienne, femme de l'ambassadeur et qui a un amant même si elle est, dit-elle, une "femme comme il faut": la voix de la -très très jolie- Valentina Nafornita est charnue, brillante, les aigus limpides; elle oublie simplement parfois de projeter et, dans sa scène avec les grisettes, on ne l'entend guère, pas plus que celles-ci. Scène ratée d'ailleurs, les grisettes en question étant plus dignes du bas Pigalle que de restaurants huppés...
En Rosillon, l'amant de Valencienne, on découvre Stephen Costello, jeune ténor américain au timbre limpide et aux aigus rayonnants (qu'il tient un peu trop: on n'est pas dans le bel canto!) mais l'art de l'acteur est à revoir: on se demande pourquoi Valencienne est avec un garçon si pâlichon. Des autres rôles, nombreux, et qui ont souvent des scènes de comédie, on retiendra les belles interventions du baryton français Alexandre Duhamel en Cascada et de son rival Saint-Brioche (sic!), le ténor autrichien Karl-Michael Ebner.
... ET CHANTEURS QUI NE CHANTENT PAS
Quant à Mirko, l'ambassadeur, il est remarquablement joué par Frank Leguérinel. Joué, car il a fort peu à chanter. C'est le grand José Van Dam qui devait faire Mirko, Leguérinel est largement à la hauteur. Et son comparse et domestique, qui, lui, ne chante pas, c'est Siegfried Jerusalem, qui fut un des piliers de Bayreuth vers 1980 dans les grands rôles de ténors wagnériens!
Le chef Marius Stieghorst réussit à éviter le piège de faire de l'Offenbach viennois, en tirant sur la corde d'une canaillerie qui pourrait tourner au vulgaire. Ce que n'est pas la musique de Lehar, évidemment, où le populaire vient davantage des fanfares de l'Empire, façon "Marche de Radetzky" Mais Stieghorst ne maîtrise pas de nombreux décalages, surtout dans les rythmes de valse. Passe encore quand Hampson ralentit ses tempos pour rajouter un sentiment (encore que, comme la musique de l'orchestre suit strictement la mélodie du chanteur, c'est assez gênant à l'oreille) mais quand il s'agit du choeur, c'est une faute.
UNE OPERETTE A L'OPERA? CHICHE!
Reste qu'on ressort globalement heureux, et d'abord parce que c'était un joli pari d'installer dans le temple de l'opéra ce qui n'en est pas un, or l'on sait combien, dans notre vieux pays, on aime à tout mettre dans de petites cases. Certains, d'ailleurs, ont fait, feront, la fine bouche: que vient faire à Bastille une OPERETTE- chantée tout de même par une Felicity Lott, une Stich-Randall ou, plus encore, Elizabeth Schwarzkopf? Et même si cette production vient du temps d'Hugues Gall, on aimerait maintenant que, l'ayant reprise, Lissner et Jordan tiennent le même pari avec Offenbach ou -chiche!- un Charles Lecocq, ses "Cent Vierges" ou sa "Fille de madame Angot". Qui, croyez-moi, ne sont pas de la tarte à chanter non plus...
"La veuve joyeuse" de Franz Lehar, mise en scène de Jorge Lavelli, direction musicale Marius Stieghorst ou Jakub Hrusa, Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 21 octobre.
Une belle initiative ce 14 septembre: une salle de jeunes amateurs pour une opération "moins de 40 ans moins 40%" appelée à se renouveler plusieurs fois cette saison (six, je crois) sur d'autres productions. La représentation (donc sans doute les prochaines sur ce principe) étant suivi d'une teuf techno dans les hauteurs de Bastille... à laquelle je n'ai pas assisté pour ne pas avoir l'air ridicule!