Il ouvrait donc la saison de la Philharmonie de Paris. Avec un double programme, purement symphonique samedi (Chostakovitch) et vocal aussi dimanche ("La Création" de Haydn) Qui? Le meilleur orchestre du monde, le Philharmonique de Berlin.
LE MEILLEUR ORCHESTRE DU MONDE?
Bon: nuançons (à peine!) Le meilleur sans doute, avec toujours les mêmes concurrents, le Concertgebouw d'Amsterdam, le Philharmonique de Vienne. Le meilleur peut-être, et de toute façon le plus mythique. L'orchestre de Karajan, l'orchestre d'Abbado, l'orchestre, depuis 15 ans, de Simon Rattle, ou plutôt Sir Simon depuis 1995. 15 ans et pour deux ans encore, Kirill Petrenko, son successeur, se faisant attendre jusqu'en 2019...
Et moi, n'étant pas comme beaucoup de mes collègues blanchi sous le harnais en matière de concerts, j'avais, je le reconnais, le coeur qui battait un peu plus que d'habitude à l'idée d'entendre la légende berlinoise -je veux dire en live-, de la contempler deux heures durant ainsi que son chef à la crinière blanche toujours aussi bouclée mais la carrure un peu arrondie (à peine), dans une tunique grise à la Mélenchon mais de meilleure coupe. Les musiciens, eux, en queue-de-pie et noeud papillon blanc (quelques dames, assez peu quand même), comme s'ils étaient sortis de mon salon où Furtwängler aussi, Karajan bien sûr, Jochum, Wand, Celibidache, j'en oublie, Abbado et Rattle évidemment, bref la crème de la crème en matière de direction, les avaient fait résonner si souvent.
Mais j'étais tout de même un peu surpris.
IMPOSSIBLE D'OUBLIER BERLIN
Oui, surpris de ne pas distinguer dans le public, y compris chez les plus jeunes, d'émotion palpable dans les regards, les gestes, un sourire encore plus ravi, une excitation, quelque chose, parce que son premier Philharmonique de Berlin, c'est comme son premier amour, ça ne s'oublie jamais. Un peu surpris, même un peu honteux parce que là-haut, tout là-haut, il restait des places, sachez-le, bonnes gens, bons mélomanes, qui vous êtes peut-être dit: "C'est sûrement complet". Et pour des tarifs très raisonnables, je l'ai vérifié, moi qui avais la chance de...
Mais je ne veux pas vous rendre jaloux.
JOUER SOLISTE ET COLLECTIF
Tout de même, combien d'orchestres réunissent comme chefs de pupitres autant de musiciens accomplissant par ailleurs une brillante carrière de soliste? Notre Emmanuel Pahud, le plus emblématique, à la flûte, mais aussi l'autre française, Marie-Pierre Langlamet, leur harpiste depuis vingt-cinq ans. Et le clarinettiste Andreas Ottensamer et le premier violon Daishin Kashimoto. En même temps, de cette Rolls-Royce des orchestres, on attendait bien sûr ce que les orchestres allemands donnent si souvent, une pâte sonore homogène. Mais jamais ainsi sans doute.
Comme entrée en matière une "première" française de Georg Friedrich Haas, "Un petit poème symphonique -pour Wolfgang-, créé il y a juste dix jours, à Berlin même. Cinq minutes d'accords tenus, de frémissements des bois relayés par les cuivres et ponctués de grands coups de timbales. On ne sait ce que fait Wolfgang dans cette histoire, sinon sans doute par l'admiration que lui porte Haas. Il y a des crescendos et decrescendos qui mettent en valeur les différents pupitres et l'on sent dès le début que chacun a sa couleur, les premiers violons sonnent différemment des seconds, c'est rare de le percevoir ainsi. Justement, quand les cordes prennent le pouvoir, c'est avec un engagement incroyable, avant quelques effets de musique spatiale, renforcés par la puissance des contrebasses et la raucité des cuivres. L'oeuvre de Haas dure exactement le temps qu'il faut et sert de carte de visite.
RATTLE LE BAROQUEUX
Car on est venu d'abord, et on l'a fait exprès (de préférence à Chostakovitch), pour ce chef-d'oeuvre qu'est "La création" On l'a fait exprès comme sans doute Rattle l'a fait exprès. Parce que Karajan en a fait un enregistrement éblouissant en 1966, avec Ludwig, Janowitz, Fischer-Dieskau et surtout Wunderlich en Uriel, Wunderlich dont ce fut un enregistrement inachevé. Eblouissant donc mais à la Karajan, dans un grand geste romantique. Or une des qualités de Rattle, un des apports de sa direction aux "Berliner", a été de jouer le baroque, le répertoire jusqu'à 1800 (cela inclut Haydn), avec d'autres pratiques, lui qui fut aussi, on l'oublie parfois, un grand chef baroqueux à la tête de l' "Orchestra of the Age of Enlightment (l'Orchestre de l'Epoque des Lumières!)" Et d'ailleurs chez les (excellents) solistes, on a retrouvé un Mark Padmore (Uriel), familier de Bach, ou un Florian Boesch (Raphaël), familier d'Herreweghe ou d' Harnoncourt...
LE TRIOMPHE DE "LA CREATION"
Uriel, Raphaël. Manque Gabriel, le troisième archange (la soprano Elsa Dreisig): ce sont eux trois qui nous racontent la création du monde. Haydn est un vieux monsieur, l'essentiel de son oeuvre immense est derrière lui. Il sort d'écrire les six grandes messes que lui a commandées son prince Estehazy (dont la "Pauken" ou la "Theresien") et, rêvant à ses séjours londoniens, il se lance dans un oratorio à la manière de Haendel; il y en aura d'ailleurs un deuxième, "Les saisons". Puis il se taira progressivement.
"La création" sera un triomphe dès... sa création à Vienne en 1799, avant de conquérir la protestante Allemagne, l'anglicane Angleterre, la Suède, la Russie. La France: Bonaparte, qui était un brillant mélomane, allait l'entendre le soir de l'attentat de la rue Saint-Nicaise à la Noël 1800... Marc Vignal, l'éminent spécialiste de Haydn, rappelle dans le programme combien on est dans l'esprit du siècle des Lumières et loin de Bach: après les six jours où Dieu organise la terre, le voici qui crée l'homme (et la femme) à son image et la fin de "La création" voit Adam et Eve batifoler (un peu longuement peut-être) en s'envoyant des compliments rousseauistes ("O couple heureux, heureux à jamais!")
AIMEZ-VOUS HAYDN?
Vignal rappelle aussi que chacun des jours de la Création est construit sur le même principe: récit biblique (un récitatif), commentaire plein d'humour ou de poésie (un air avec ou sans choeur), chant de louange (par le choeur, Accentus en l'occurrence, tout à fait remarquable) Autant dire que la science et l'inspiration de Haydn éclaboussent cette "Création" même auprès de mélomanes qui ne l'aiment guère d'habitude... comme moi.
Car on a tous, aussi passionné soit-on, nos musiciens de tendresse et certains auxquels on est peu sensible. Moi, c'est Haydn, dont je ne vous ai quasi jamais parlé en presque deux ans de chronique! Ce que je lui reproche? Un moindre charme mélodique, et sans doute... de n'être pas Mozart. Tout en reconnaissant le génial inventeur de forme qu'il a été, fixant le quatuor à cordes ou la symphonie, voire la sonate pour piano, ce pour les siècles qui l'ont suivi, et Mozart n'y changera rien. Cependant, dans cette "Création" très inspirée, je ne peux m'empêcher d'entendre Mozart (dans les airs de Gabriel, peut-être parce qu'Elsa Dreisig a chanté Pamina!), ou, plus tardifs, les choeurs de Schubert ou les oratorios de Mendelssohn. Il n'empêche: dans la profusion des détails, des idées musicales, Haydn est un maître.
LE RECIT DES ARCHANGES
Voyez, entendez plutôt, l'organisation du récit. Des trois archanges, chacun a son rôle: à Gabriel la radieuse suavité, l'éclat solaire et Elsa Dreisig y déploie un timbre ravissant, qui gagnera encore en moelleux dans les aigus: l'air "Auf starkem Fittiche" (De ses ailes puissantes), où nous est décrite la création des oiseaux, l'aigle, l'alouette (avec la poésie merveilleuse des flûtes où les camarades de Pahud se surpassent), les colombes (sur les autres bois), le rossignol, est un délicieux moment.
Mark Padmore en Uriel est plus tonnant, quasi la voix de Dieu, et sa belle projection compense un vibrato qu'il contrôle heureusement encore. Florian Boesch, alias Raphaël, est baryton: ses graves sont trop sourds et lui manque de projection mais, avec son médium superbe, on admire aussi le talent de l'acteur: la gourmandise de récitant avec laquelle il nous évoque la création des baleines (sur un tapis de contrebasses), la chevauchée des lions, des tigres et des cerfs, la délicatesse des troupeaux (flûtes encore et pizzicati des cordes), est tout à fait délectable.
DES TROUVAILLES MUSICALES
On se demande d'ailleurs, dans cette invention des couleurs du vieil Haydn, si Saint-Saëns ne l'a pas beaucoup écouté avant d'écrire le "Carnaval des animaux". Il faudrait aussi parler de la "Représentation du chaos", douceur des premières notes (le néant) et fracas du big bang, de la tempête des cordes quand Dieu "sépare les eaux et crée le firmament", du bonheur épanoui de Gabriel quand "l'herbe commence à pousser" ou de l'admirable montée des astres ("Et Dieu dit: qu'il y ait des luminaires au firmament du ciel"): on est à Versailles un soir de feu d'artifice! Le grand choeur final est aussi une merveille de puissance joyeuse.
LE PEINTRE RATTLE...
Et Rattle est impérial: il faut le voir comme un peintre qui renforce certaines touches de couleur sur un tableau dont il maîtrise déjà toute la composition, quasi achevée dans son esprit: dos à une partie des musiciens, à qui il fait une totale confiance, et donnant des inflexions aux autres, ou aux chanteurs, dans un ordre que, morceau par morceau, il a précisément en tête. Avec une justesse absolue de ton, sans se poser jamais de questions métaphysique, non. Mais l'oeuvre est là, juste là, de son époque, telle, se dit-on constamment, qu'Haydn aura pu l'entendre, murmurant à la fin s'il était avec nous, comme Dieu: "C'est bien"
...ET SES MERVEILLEUX ARTISANS
Et si l'on voulait encore comprendre comment fonctionne le Philharmonique de Berlin pour se maintenir à ce niveau d'excellence, cette "Création" aura été un cas d'école: la parfaite application du principe allemand selon lequel un orchestre est un unique instrument à plusieurs têtes qui respirent ensemble (j'ai cité les flûtes, magnifiques, mais les violons, par exemple, sont absolument admirables d'homogénéité et d'engagement) Et cependant, contrairement à d'autres ensemble d'outre-Rhin, ces musiciens-là savent briller quand ils doivent endosser un rôle de soliste. Cette souplesse-là est un don rare.
Et devant nous, au moment des applaudissements nourris qui n'étaient pas une standing ovation mais où il y avait un respect et une admiration palpables, dans les visages, dans le sourire éclatant de Rattle, dans ce relâchement des corps, très allemand, quand l'effort est accompli, passait une joie collective, la joie d'avoir servi Haydn en si bons artisans et que cette joie-là eût été comprise au-delà de tout.
"La Création" de Joseph Haydn: Elsa Dreisig, soprano, Mark Padmore, ténor, Florian Boesch, baryton, Choeur Accentus (chef de choeur, Marc Korovitch), Orchestre Philharmonique de Berlin, direction Sir Simon Rattle. Philharmonie de Paris le 3 septembre.