Le très bel hommage de Kate Lindsey et Baptiste Trotignon à Kurt Weill

C) Richard Dumas

C'est un très beau disque, paru en cette fin de printemps, et consacré à la musique de Kurt Weill par la mezzo américaine Kate Lindsey avec un accompagnateur inhabituel, venu du jazz, le pianiste Baptiste Trotignon. Cela s'appelle "Thousand of miles", référence à un air tiré de "Lost in the stars" ("Perdue dans les étoiles"): "How many miles to the heart of a child? Thousand of miles, thousand of miles" ("Combien de kilomètres jusqu'au coeur d'un enfant? Des milliers, des milliers de kilomètres")

DU KURT WEILL DANS TOUS SES ETATS

Kate Lindsey, elle, n'a pas besoin de milliers de kilomètres pour toucher notre coeur d'adulte, ou de grands enfants.

Kurt Weill et pas seulement lui; d'autres musiciens plutôt liés à la Vienne Art Nouveau, Korngold, Zemlinsky, Alma Mahler, la veuve de Gustav, qu'on ignorait aussi bonne compositrice.

Mais Kurt Weill essentiellement: dix numéros contre deux pour chacun de ses camarades. Et la très bonne idée de ne pas se limiter à la fameuse période "Brecht-Weill" mais d'entremêler les compositions en sautant de l'époque allemande à l'époque américaine. Il y a même une époque française, à l'instar de certains créateurs germaniques chassés par les nazis, tel Fritz Lang, qui trouvèrent asile à Paris pendant quelques mois avant de s'embarquer pour l'Amérique où le rêve de Broadway ou d'Hollywood se conjuguait avec une sécurité renforcée par la distance.

Kurt Weill mourut à 50 ans, en 1950.

UNE VOIX LONGUE, SOUPLE, DE LUMIERE ET D'OMBRE

Je croyais Kate Lindsey anglaise, avec ses faux airs de Kristin Scott-Thomas. Pas du tout. Celle qu'on a entendue la saison dernière à l'Opéra de Paris dans "Les contes d'Hoffmann" est américaine, de Richmond, Virginie, et avoue avoir été plutôt élevée au biberon de Gershwin, Cole Porter ou Jerome Kern. Il n'empêche: avec une grande intelligence elle réussit à donner de superbes et justes couleurs aux différentes périodes de Kurt Weill, servie par une voix que l'on découvrira (sa carrière est encore à ses débuts même si on parle d'elle de plus en plus), voix longue, souple, et qui, comme souvent les tessitures graves, se pare de lumière et d'ombre, avec un ravissant vibrato dans les aigus, totalement contrôlé et volontaire

Kurt Weill dans les années 40 C) Costa/Leemage

Kurt Weill dans les années 40 C) Costa/Leemage

LE RAPPEL DES GRANDES CHANTEUSES ALLEMANDES

Cela commence par le "Nanna's lied" ("A dix-sept ans je me suis mis en vente, Messieurs, au marché d'amour"), qui est une mélodie écrite par Brecht mais en-dehors des grandes oeuvres de ces deux génies. Lindsey y met des nuances ravissantes, un sens de la distanciation magnifique, une classe folle, avec un délicieux accent allemand ("r" légèrement roulés comme dans certaines campagnes germaniques d'où vient peut-être la malheureuse Nanna); et la ligne de chant est parfaite.

Elle enchaîne avec l'air de Jenny de l' "Opéra de quat' sous", chanté d'abord en anglais, ce qui est une curieuse idée, car on a parfois l'impression qu'elle s'y essouffle alors que c'est sa langue maternelle! Elle le reprend en allemand, c'est beaucoup mieux, et elle met dans les graves, qu'elle s'amuse à tenir, des teintes rauques qui rappellent les grandes chanteuses allemandes, de Marlene Dietrich à Lotte Lenya. C'est très classieux et de haut niveau.

UNE MELODIE DE CLUB DE JAZZ

Le troisième extrait est tiré de "Lost in the stars", "comédie musicale" tragique, située en Afrique du Sud, créée à Broadway en 1949, un an avant la mort du musicien. Là, c'est la grande tradition de Broadway que propose Kate Lindsey, on sent qu'elle est dans ses racines, mettant beaucoup d'émotion dans cette femme qui pense à son amant, "Trouble man", "hommes à problèmes, qui marche là-bas, dans une ville inconnue, Dieu sait où" C'est idéalement senti, sans pathos, les dernières notes donnent envie d'entendre Lindsey dans "La voix humaine" de Poulenc, même si c'est en version anglaise...

Kate Lindsey, Paris, 2016 C) Richard Dumas

Kate Lindsey, Paris, 2016 C) Richard Dumas

Le second volet Kurt Weill est de la même eau: "Thousand of miles" est chantée avec une détresse lassée, un rien sophistiquée, à la Edward Hopper et j'aime infiniment les couleurs que la cantatrice met dans ses graves. Dans "Big mole" (aussi de "Lost in the stars"), elle s'essaie à une forme de scat, exercice de prononciation virtuose qu'on croise régulièrement dans les comédies musicales et dans le jazz. "Don't look now" pourrait être aussi (et Trotignon s'y ébroue très joliment) une mélodie de club de jazz. Elle joue ensuite sur la pointe des mots (avec des trémolos ravissants, une élégance de femme perdue...) dans les deux extraits de "Street scene" avant de revenir à l'inspiration allemande...

UN COMPOSITEUR EN TROIS ETAPES

C'est en fait la grande réussite de ce disque que de nous dresser un portrait de Kurt Weill dans ses trois "vies musicales", ce qui est finalement très rare. Le génie est évidemment dans les premières années allemandes, culminant dans l' "Opéra de quat'sous", dans "Mahoganny" (magnifique "Denn wie Man sich bettet, so liegt Man", alias "Comme on fait son lit, on se couche") ou dans quelques mélodies d'une inspiration aussi radicale (le "Der Abschiedsbrief", lettre d'adieu sur un texte cette fois d'Erich Kästner, où Lindsey est aussi admirablement putain que femme du monde); il n'y a que du talent dans les comédies musicales écrites à New-York qui sont... d'excellentes comédies musicales, mais comme il y en a eu tant d'excellentes. Avec peut-être plus de sarcasme et de grains de poivre dans la joie de vivre que celles de ce temps-là mais après tout, Weill les écrit pendant la Grande Dépression, la guerre puis la guerre froide!

UNE DECLARATION D'AMOUR... EN FRANCAIS

Et au milieu cette étrange merveille qu'est, en français, "Je ne t'aime pas" sur un texte du méconnu Maurice Magre: "Retire ta main, je ne t'aime pas, car tu l'as voulu, tu n'es qu'un ami". C'est une déclaration d'amour aussi brûlante que le "Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas" de Danielle Darrieux dans le "Madame de..." de Max Ophüls. Lindsey y est merveilleuse, dans un français à peine exotique, tragédienne d'un petit drame intime et si banal dont Weill, proche encore de sa veine berlinoise, et Magre, son complice, font une géniale saynète. Le passage de Weill en France sera rapide, avant les Etats-Unis.

UNE PLONGEE DANS LES "MUSIQUES DEGENEREES"

Evidemment on eût pu se contenter de Kurt Weill, dont il y a encore tant à découvrir. Le choix de Lindsey et Trotignon a été autre: dresser un tableau de ces "musiques dégénérées" dans le collimateur du nazisme. On sera donc très content d'entendre deux mélodies de Korngold, "Schneeglöckchen" avec son rythme lent de valse légèrement atonale, "Mond, so gehst du wieder auf" ("Lune, de nouveau tu te lèves au-dessus d'une vallée de non-larmes"), aux accents richard-straussiens; puis deux de Zemlinsky, "Un hat der Tag all seine Qual" ("Quand le jour a pleuré toute sa souffrance en larmes de rosée") et "Selige Stunde" ("Heures heureuses"), chantées, elles, sur le souffle, avec une infinie douceur. Le problème de Korngold et de Zemlinsky étant que ces remarquables musiciens ont une personnalité aussi séduisante que fragile de sorte qu'on se souvient de compositions d'EPOQUE (1900-1920 en l'occurrence) plutôt que d'oeuvres personnelles.

La découverte est Alma Mahler: "Hymne", de 1924, ne ressemble pas à du Gustav. C'est une mélodie profuse, à la tessiture redoutable (celle d'une mezzo aux aigus de vraie soprano, et tout en écarts de notes), en forme d'adieu inspiré et extatique au "monde d'avant", avec une partie de piano très développée. Dans "Die stille stadt" ("La ville tranquille"), de 1910, on admire là encore l'art de dire de la chanteuse, dans une mélodie typique de la modernité du temps.

L'IMPECCABLE TROTIGNON ET QUELQUES DEFAUTS DE FABRIQUE...

Travail exemplaire de Baptiste Trotignon, qui se comporte en excellent accompagnateur, mieux, partenaire d'inspiration classique: belle technique, poésie, justesse des climats, sens des silences. Je lui reprocherais, même si c'est très bien fait, cette idée de lier certaines mélodies (chez Kurt Weill) de "ponts" pianistiques où il nous montre sa virtuosité de jazzman en "cassant" un peu l'atmosphère du disque. Il avoue d'ailleurs avoir revu lui-même "des parties de piano parfois approximatives et sans doute pas toujours de la main du compositeur". Pourquoi pas? Ce n'est pas bien gênant à partir du moment où le style est vraiment respecté, et il l'est.

Baptiste Trotignon... plus jeune ©Fred Toulet/Leemage

Baptiste Trotignon... plus jeune ©Fred Toulet/Leemage

En revanche, et là on touche à la fabrication même du disque, si l'on a ce qu'il nous faut de renseignements sur la carrière de Weill et la place de ses trois camarades dans leur époque, il n'y a pas grand-chose sur les oeuvres elles-mêmes: quand ont-elles été créées, ont-elles été exhumées, sont-elles inédites?

Cela enlève peu, heureusement, au charme intense et à la beauté de ce CD auquel je serai revenu assez souvent cet été. Avec l'envie qu'il y ait vite un second volume.

"Thousand of miles", airs et mélodies de Kurt Weill, Alma Mahler, Erich Wolfgang Korngold, Alexander von Zemlinsky. Kate Lindsey, mezzo, Baptiste Trotignon, piano. Un CD Alpha Classics

Kate Lindsey et Baptiste Trotignon seront en concert dans ce programme le dimanche 17 septembre à 17 heures à Paris, au Théâtre des Bouffes-du-Nord