C'est un curieux et très intéressant festival qui se tenait ces jours-ci à Paris: celui des "amateurs virtuoses". Une réunion en nombre d'excellents... pianistes pour la plupart (une violoniste et un joueur de hautbois s'étaient glissés dans le groupe) qui ont fait le choix de... ne pas être des professionnels! Mais qui jouent comme eux, ou quasiment. 10e édition, figurez-vous. Et la musique espagnole à l'honneur. Mais aussi Chopin, Liszt, Rachmaninov, Saint-Saëns, virtuoses eux-mêmes. Et professionnels en leur temps.
ECUMER LES CONCOURS INTERNATIONAUX D'AMATEURS
Julien Kurtz est le directeur artistique. Vous ne le connaissez pas. Dommage! Il est un de ces pianistes "amateurs" qui, un jour, après quelques années à enseigner les sciences économiques et sociales dont il est agrégé (!), a décidé d'écumer les concours internationaux de pianistes amateurs (il y en a beaucoup) pour nourrir ce festival international qui, lui, est unique. Ne sont invités que les lauréats de ces concours, qui ont lieu à Berlin, Paris, Moscou, Washington, Boston ou Varsovie. Je lui demande s'il se voit comme un Thierry Frémaux, le délégué de Cannes à la recherche des meilleurs films: "C'est un peu ça, répond-il en souriant. Et je lance les invitations. En sachant, c'est la différence avec Frémaux, que j'aurai beaucoup de réponses négatives, pas parce qu'ils n'ont pas envie de jouer mais parce que leurs activités professionnelles sont, à ce moment-là, trop prenantes.
DES METIERS TRES ELOIGNES DE LA MUSIQUE
Car les vingt-cinq musiciens réunis cette année ont des professions souvent de haut vol, et souvent très éloignées du champ musical. Financiers, consultants en management, comptables en assurances, actuaire(statisticien appliquant des calculs de probabilités aux opérations financières!) , informaticiens de haut rang, ingénieur en satellites. Deux psychiatres aussi. Un seul a une profession artistique, le directeur des Etudes musicales à l'Opéra de Nice, Pierre Muller. Comme si la pratique de la musique les précipitait dans un monde rêvé, créateur, opposé à la rigueur scientifique qui est leur quotidien, tout en s'appuyant, parallèle avec leur métier, sur des bases purement techniques qui les rassurent.
L'ARGENT ELOIGNE-T-IL DE L'ART?
Ils sont français évidemment, mais aussi russes, américains, allemands, japonais, britanniques ou canadiens. Je leur demande bien sûr, et après les avoir écoutés, un peu bluffé par le niveau de ce que j'entends: "Pourquoi ne pas avoir fait professionnel? - For money (pour l'argent) me répond avec son sourire éclatant Daniel Chow, le Canadien d'origine chinoise venu de la très lointaine Vancouver. Car on suppose que ces brillants sujets, aussi brillants dans leurs études que dans leur cursus artistique, vont gagner beaucoup plus vite leur vie dans les postes responsables qu'on leur a confiés que dans un circuit bien plus aléatoire où avoir du talent ne suffit pas et où l'auréole de gloire qui entoure certains si vite est parfois mystérieuse.
Ils ont aussi des professions qui les passionnent, comme Brice Martin, psychiatre à Lyon auprès de patients atteints de lourdes pathologies mentales et qui répond avec une ironie triste: "Par lâcheté". Où est-elle, la lâcheté, quand on tente à ce point d'aider les autres? Peut-être leur est-elle plus sensible quand ils se retrouvent ainsi, applaudis par le public, alors que oui, les occasions de jouer sont rares, dans un cercle restreint, familial ou amical, et pas forcément musicien (comme disait l'autre, "la seule chose qu'on ne choisit pas, c'est sa famille") Lâcheté de ne pas avoir tenté le grand saut, pour montrer durant ces instants précieux, dont ils sont les acteurs, combien la musique est partage.
DE LA VIRTUOSITE
Une phrase de François-René Duchâble, qui aime beaucoup cette manifestation: "S'il peut être virtuose, le musicien amateur n'est pas tenu de l'être: il doit s'affirmer dans le recherche du plaisir et non du défi". Mais justement: c'est un peu l'inverse que j'ai ressenti pendant ces quelques jours passés avec eux. Beaucoup de virtuosité, comme pour prouver qu'ils sont dignes des professionnels. Ainsi de notre Daniel Chow, très joliment poétique dans les "Valses poétiques" de jeunesse de Granados (la musique espagnole était à l'honneur, autour de l'anniversaire de la naissance et de la mort de l'auteur des "Goyescas"). Et follement virtuose, mais avec chic, dans "La belle au bois dormant" de Tchaïkowsky: la clarté du jeu mais quelques brutalités (sur un Bösendorfer qui manquait de moelleux) Sa propre adaptation de "Nessun Dorma", donné en bis, partait bien: le thème de Puccini, simplement joué. Et finissait en pyrotechnie, ruissellements ascendants et descendants du piano, façon Liberace à Las Vegas.
DE LA VIRTUOSITE ENCORE
Thomas Prat, notre actuaire, réussit plutôt la "Fantaisie Bétique" de Falla, pourtant difficile: beau son clair, l'oeuvre s'écrit sous ses doigts" La sonate "Appassionata" de Beethoven est moins bien. On sent que le petit Prat s'est nourri des sonates de Beethoven et des "Valses" de Chopin qui trônent sur tous les pianos d'amateurs dès qu'ils ont dépassé le stade de Clementi. Avec un peu les défauts du genre. Je ne parle pas d'hésitations digitales. Mais d'hésitations rythmiques. De tout jouer sans contraste, sans varier les phrases reprises. Impasse sur la poésie des mouvements lents, parce que souvent moins virtuoses, alors qu'il faudrait, mais ce serait moins spectaculaire, d'en mettre en avant la profondeur. Il y a aussi parfois des questions d'équilibre entre les mains, savoir où est le chant. Et de vraies réussites aussi, une nervosité sans fébrilité qui fait avancer la fin de l'oeuvre.
TROP DE VIRTUOSITE NUIT
Sylvain Lévy, c'est autre chose. Il s'occupe du développement économique de Limoges. Il nous donne ce qu'il y a de plus virtuose, que même une Argerich ou un Berezovsky n'oserait plus. Un "Prélude" de Bach adapté par Siloti qui parcourt le clavier dans tous les sens et fait gronder Bach façon "Fantasia" de Walt Disney. La 10e "Etude d'exécution transcendante" de Liszt, et cela dit déjà tout. Lévy, enfin, adapte lui-même pour un seul piano le "2e concerto" de Saint-Saëns, qui commence par un magnifique choral sur l'instrument tout seul, magnifique et difficile, mais qui passe très bien. Cela devient plus compliqué quand il rajoute à la virtuosité du piano de Saint-Saëns toute la partie de l'orchestre. Il en perd le rythme, déraille parfois malgré des efforts méritoires. Comme s'il lui fallait prouver qu'il peut être plus que Berezovsky.
J'ai évidemment préféré Michael Cheung, le Canadien. Que du Granados, "Danses espagnoles" et "Goyescas", pour rester dans le thème. Et, avec un son bien contrôlé, un sens des silences, de la respiration. Mais lui aussi se laisse dépasser par ses moyens. Sa "Danse rituelle du feu" de Falla en rajoute dans... les rajouts, d'un Horowitz peut-être.
... MAIS BEAUCOUP DE MUSIQUE
Le meilleur (pas une fausse note!), et dont on nous dit qu'il a, par ailleurs, une vie professionnelle et familiale de folie, Xavier Aymonod: Aymonod est même allé jusqu'à la demi-finale du concours de piano contemporain d'Orléans. Ses "Mazurkas" de Chopin sont très finement jouées, bien caractérisées. Il se tire avec honneur de l' "El Albaicin", un morceau des "Iberia" d'Albeniz, tempo, changements de rythme, son bien projeté.Il est enfin d'une magnifique virtuosité dans la "2e sonate" de Rachmaninov. Mais que ça. Il est vrai que je la trouve assez creuse: elle oblige pendant vingt minutes le pianiste à parcourir le clavier dans les deux sens et Aymonod n'a pas réussi à m'y intéresser.
Tout amateurs qu'ils étaient, et avec humilité, ils étaient aussi confrontés à des professionnels. Lors de master classes bien intéressantes, où l'on entendait l'élève progresser à pas de géant...
"Les amateurs virtuoses", festival de piano, à la Chambre des Notaires et à la Fondation Dosne-Thiers, Paris, du 19 au 25 juin.