C'est peut-être le plus parfait des opéras de Rossini et, dans l'écrin de l'Opéra-Garnier, c'est la première mise en scène d'opéra de Guillaume Gallienne, sociétaire éminent de la Comédie-Française, auréolé, pour le grand public, du succès césarisé de son film "Les enfants et Guillaume, à table" Disons-le d'emblée, cette mise en scène nous a beaucoup plu, servie qu'elle est par une distribution qui montre un sens imparable de la virtuosité rossinienne.
UNE CENDRILLON COMPLETEE PAR MARIVAUX
"Cenere", ce sont les cendres en italien; et la "Cenerentola", c'est donc Cendrillon. Rossini et Jacopo Ferretti, son excellent librettiste, nous content ni plus ni moins l'histoire de la triste héroïne du conte de Perrault, à quelques aménagements près: la malheureuse n'est pas dotée d'une marâtre mais d'un parâtre, Don Magnifico, tout aussi odieux sous ses airs joviaux; par ailleurs à l'histoire de Cendrillon-Angelina se mêle une intrigue digne de Marivaux, le prince, Don Ramiro, se déguisant en valet pour mieux observer ses prétendantes pendant que Dandini, son valet, avec hâblerie, prend sa place.
Un dernier personnage, en plus des deux filles pestes de Don Magnifico, Clorinde et Tisbé, ajoute une touche initiatique: Alidoro, précepteur du prince et qui continue de le guider dans sa recherche personnelle de la sagesse et de la morale; Gallienne en fait une sorte de Sarastro jeune, à quoi le beau timbre sombre et le chant bien construit de Roberto Tagliavini (qu'on a entendu en Escamillo au mois de mars) confèrent une vive et noble présence.
LOIN DE L'OPERA BOUFFE
On le sait, et nous l'avons souvent dit ici, il faut se méfier des metteurs en scène de théâtre quand ils font de l'opéra: trop d'intentions, trop de surintentions, trop de sous-texte, trop de libertés prises avec l'oeuvre. Sauf... quand les images sont fortes, qu'elles n'entravent pas le chant, qu'elles éclairent des pans de l'oeuvre qu'on a négligés depuis trop longtemps. On est de notre point de vue dans ce cas de figure. Qui peut déplaire, qui déplaira. Et d'abord par cette déclaration péremptoire de Gallienne: "J'ai vu de nombreuses versions de "La Cenerentola", des versions très opera buffa. Elles ne m'intéressent pas vraiment" Sauf que pour les amoureux de Rossini, "La Cenerentola", c'EST l'opéra-bouffe.
LA CENERENTOLA DU VESUVE
On imagine donc Gallienne rêvant, comme il l'explique dans le programme (et c'est la limite, tout de même, de son travail, il faut avoir lu le programme, et donc l'avoir acheté!), aux personnages, qui semblent, d'après leur nom, venir de Naples, et donc rêvant de Naples, de cette Naples de 1817 sortant de l'épopée napoléonienne, aux passions encore attisées, à la terre encore attisée par le menaçant Vésuve. Et rêvant à un décor pris dans la lave rouge et noir ("Le rouge et le noir" de Stendhal, par ailleurs biographe de Rossini), le palais de Don Magnifico, délabré, mais presque minéralisé par le volcan. Et demandant à son complice Eric Ruf d'abandonner un peu de son temps d'administrateur de la Comédie-Française pour rêver avec lui. Et Ruf imaginant ce palais.
LA DIFFICILE CONDITION DES FEMMES EN MEDITERRANEE
Mais plus génial encore, à un moment où ce palais disparaît et révèle celui du prince: d'incroyables murailles rouges, crénelées, qui rappellent aussi les enceintes de Ninive ou de Pergame ou les remparts de Marrakech, et qui enserrent une cour bosselée par la lave où sont assises, en robes de mariées, nous tournant leur dos, des femmes, dont le seul possible destin est d'espérer que le prince les remarque. On pense à l'Italie du sud de ce temps-là, mais aussi à toute la Méditerranée, à la condition des femmes en Méditerranée. En 1817 l'Orient (le Moyen-Orient) devenait à la mode, on rêve à notre tour aux "Femmes d'Alger" de Delacroix, au "Bain Turc" d'Ingres (en plus habillé!), à cet enfermement des femmes à ciel ouvert.
VERS UNE ERUPTION VOLCANIQUE ET... MUSICALE
Et le ciel est noir, d'un noir de suie, d'un noir d'éruption volcanique, de fin du monde façon Pompéi. Et quand, à la fin de l'acte 1, tous les protagonistes chantent; "Je crains que sous la terre, tout doucement, quelque feu ne se développe; et que soudain, sans crier gare, ne survienne une éruption qui fracasse et démolisse", cela devient alors un sentiment non pas seulement symbolique et sentimental mais réel, tangible, irrespirable.
Décor magnifique de Ruf, lumières superbes de Bertrand Couderc.
Mais qui surprennent.
Car, sur tout cela la musique sublime de Rossini. Sublime d'entrain, de vivacité, d'énergie, deux heures et demie de bonheur où fusent à jet continu les ensembles, duos, trios, quatuors, airs seuls et même quintette, sextuor, septuor, comme un fleuve inlassable (de lave?): "La Cenerentola" passe en popularité juste derrière "Le barbier de Séville" qui regorge de tubes, il se pourrait pourtant qu'elle lui soit supérieure.
MUSIQUE VIVE ET FOND CRUEL
Mais justement: musique si joyeuse dans une ambiance si sombre? Cela s'appelle "danser sur un volcan". Et d'ailleurs Rossini lui-même distille des moments étranges comme cet orage incongru, montre de manière sèche et rude que ce père bonasse peut-être la cruauté même quand il bat Cendrillon. Qui prétend d'ailleurs que ce conte soit si joyeux? La fin heureuse de Perrault, où Cendrillon pardonne à ses soeurs repentantes? Chez Rossini, bémol: seule Tisbé se repent, et avec désinvolture. Clorinde reste de marbre (ou de lave)
Et doit-on oublier que dans la version des frères Grimm, à la sortie de l'église où viennent de se marier Cendrillon et le prince, des corbeaux se précipitent sur les deux méchantes soeurs et leur crèvent les yeux?
"La Cenerentola" est de 1817, la version des frères Grimm de 1812. Rossini pouvait la connaître. Est-ce pour cela aussi qu'à Clorinde Gallienne fait, à la scène finale, porter des lunettes noires, comme les aveugles?
IMPECCABLE DIRECTION D'ACTEURS
Ainsi (mais c'est un peu le même paradoxe dans "Le barbier de Séville" qui, autant qu'on le sache, n'est pas du théâtre de boulevard), mise en scène sombre d'une musique entraînante et vive, aux couleurs heureuses, même si le fond ne l'est pas tant que ça. Ce qui mettra tout le monde d'accord, c'est la direction d'acteurs que Gallienne mène en vrai homme de théâtre, comme les entrées et les sorties des figurants, impeccables (la scène d'orage déjà citée) et aussi la disposition des protagonistes pendant les grands ensembles, d'une précision réglée au millimètre.
QUELQUES DEFAUTS CHEZ LES CHANTEURS...
La distribution est remarquable collectivement, un peu moins individuellement. Surtout les hommes. On a dit tout le bien qu'on pensait de Tagliavini, qui est cependant peut-être trop "premier degré" dans son personnage. Alessio Arduini a le charme canaille, l'abattage, la précision de jeu qui convient à Dandini, valet ébloui par son nouveau rôle, et le beau timbre de baryton qui va avec mais les vocalises sont incertaines au point que trop souvent on ne sait pas trop la note qu'il chante. Le Don Magnifico de Maurizio Muraro commence mal: vibrato désagréable dans les notes tenues. Mais il se rachète dans son grand air du début du 2, "Sia qualunque delle figlie", chanté devant le rideau, très drôle, très... bouffon, et d'autant plus inquiétant dans sa rondeur de vieux mafieux.
Gallienne a choisi de "fragiliser le prince" Cela n'implique pas d'avoir un chanteur fragile. Or, dans la scène où Cendrillon-Angelina est confrontée au faux maître et au faux valet, Juan José de Leon, qui est, là, en première ligne, change constamment de registre, hésite sur sa ligne vocale, se perd dans ses vocalises, se rattrapant heureusement sur les aigus qu'il pousse glorieusement, un peu trop! Cela va mieux ailleurs mais on sent le ténor, à la projection souvent floue, parfois incertain de lui-même, mais peut-être est-ce dû au trac d'une première...
...MAIS LES CHANTEUSES, DONT IERVOLINO, EXCELLENTES
Les femmes, elles sont exemplaires: Chiara Skerath-Clorinde, Isabelle Druet-Thisbé, la brune soprano et la rousse mezzo sont excellentes, au point qu'on aimerait leurs rôles plus développés. Teresa Iervolino, avec son physique banal, un peu ample, presque ingrat, est une remarquable Cenerentola: le timbre est rond, bien projeté, les aigus de cette mezzo... royaux (car le rôle est dans une tessiture très tendue), la ligne de chant souple et bien conduite, elle est émouvante sans pathos et réussit magnifiquement, après deux heures en scène, son plus bel air, "Ah! Prence, io cado..." , qui conclut quasi l'opéra.
LA "FURIA" DANTONE
Mais avec leurs défauts tous, rompus au chant rossinien, réussissent admirablement les ensembles (le superbe septuor du deuxième acte), fouettés qu'ils sont par un Ottavio Dantone qui ne lâche rien du rythme rossinien, de sa verve, de ses inflexions de ton, de son lyrisme ou de son pétillement. Même si l'orchestre de l'Opéra a été meilleur (est-ce la fatigue de fin de saison?), surtout dans une ouverture un peu poussive, pas très belle de son et avec quelques dérapages(les cordes, les cuivres, les flûtes)
"La Cenerentola" est d'un jeune homme de 25 ans, à une époque charnière, où le classicisme n'est plus et le romantisme pas tout à fait encore. On en est exactement là, sur la scène et dans la fosse, entre Marivaux et Musset, ou plutôt Goldoni et Leopardi, contraints "d'en rire, de peur d'être obligés d'en pleurer"
"La Cenerentola" de Rossini, mise en scène de Guillaume Gallienne, direction musicale d'Ottavio Dantone. Opéra-Garnier, Paris, les 14, 17, 20, 23, 30 juin, 2, 6, 8, 11, 13 juillet, à 19 heures 30, le 25 juin à 14 heures 30