Il est rare de découvrir aujourd'hui, d'un compositeur si connu, un ouvrage aussi oublié que l'est "Le timbre d'argent" L'opéra de Saint-Saëns, premier des treize écrits par le compositeur du "Carnaval des animaux", a eu un destin qui pourrait constituer lui-même... un livret d'opéra. Il faut donc remercier l'Opéra-Comique, ainsi que le formidable travail de la fondation "Palazzetto Bru Zane" qui, en France et à Venise, oeuvre à réhabiliter et à faire revivre notre XIXe siècle français.
LA GENESE DU "TIMBRE D'ARGENT": UN FEUILLETON!
Oui, aventure étonnante que celle du "Timbre d'argent" dont les librettistes, Barbier et Carré, sont bien ceux du fameux "Faust" (autre opéra à tonalité fantastique) de Gounod. Le "Timbre d'argent" (1865) est d'un Saint-Saëns d'à peine trente ans qui n'a jamais écrit d'opéra; celui-ci lui est commandé par Léon Carvalho, le directeur du Théâtre-Lyrique. Mais Carvalho est un interventionniste notoire: il faut un rôle pour sa femme Caroline qui, en outre, excellente nageuse, plongera en scène dans un aquarium, en quête du fameux timbre, pendant que des "animaux féroces" (tigre, loup, dragon?) erreront sur la scène!
Carvalho met deux ans à écouter la partition, tergiverse, fait faillite, la guerre s'en mêle. Saint-Saëns travaille à d'autres compositions, le "Timbre d'argent" devient le projet feuilletonesque pour lequel se passionne toute la corporation musicale européenne, Gounod, Tchaïkowsky, Liszt! Enfin l'oeuvre est donnée... en 1877, c'en est déjà la quatrième mouture et elle est diversement reçue. Cahin-caha elle poursuit sa route jusqu'en 1914. Depuis, l'oubli! Oubli cependant injuste, même si "Le timbre d'argent" ne mérite évidemment ni la notoriété de "Carmen" ni même celle de Faust.
L'ARGENT MAUDIT DU JEUNE PEINTRE
Conrad est un peintre pauvre qui voudrait être riche. Atteint de la fièvre de l'or (au sens vrai), il est approché par le magicien Spiridion, qui prendra diverses apparences, lui offrant un timbre d'argent qui lui permettra la fortune, et la vision d'une sublime créature d'amour, Fiammetta, la danseuse, qu'il a peinte en Circé. Mais la fortune est au prix qu'à chaque poignée d'or, un de ses proches meurt aussitôt. Et Fiammetta, aux allures de Bohémienne libre (Carmen?), est aussi une manipulatrice, double féminin du diabolique magicien. Conseillé par son ami Bénédict, par la douce Hélène, qui l'aime et qu'il regarde à peine, Conrad va-t-il échapper à la pente fatale du mal et aux déclinaisons du malheur?
L'on vous vend la mèche: oui. Après des péripéties un peu échevelées, de sorte qu'on ne s'ennuie pas du tout, si, un peu tout de même au début qui peine à démarrer. En outre, "Le timbre d'argent" a les qualités et les défauts d'un premier opéra qui, avec fougue et vaillance, part dans tous les sens; mais aussi toutes les qualités et les défauts de Saint-Saëns, ses admirateurs comme ses détracteurs y trouvant matière à s'écharper...
TOUS LES STYLES DE MUSIQUE
Saint-Saëns aimait la convention, pour prouver la supériorité de sa science musicale et sa capacité à la transcender. L'ennui, c'est qu'il ne se contrôle pas toujours et que la convention revient parfois au galop! Et tout y passe dans ce "Timbre d'argent": l'excellent symphoniste (l'ouverture, une des pages les plus réussies de l'oeuvre, qui n'est d'ailleurs plus vraiment une ouverture mais un vrai poème symphonique joyeux, entraînant, très français, les crescendos des cordes aboutissant à des tutti éclairés par les vents, avec des moments de pur lyrisme), le grand opéra français, l'opérette légère, le registre fantastique, le religieux quasi sulpicien et, quand il ne se pose aucune question, des airs d'une grâce absolue, souvent d'ailleurs suspendant l'intrigue au point qu'ils semblent aussi superflus que magiques.
BEAUTES ET FACILITES
C'est le cas du sommet de l'oeuvre, le duo de Bénédict et sa fiancée Rosa, "L'humble papillon de nuit", que le metteur en scène, Guillaume Vincent, fait chanter dans un théâtre éclairé dont la voûte est illuminée d'étoiles, et l'effet est évidemment très beau. Et cela se termine par un "Pour transformer le ciel même, il suffit qu'on aime" qui pourrait être un hymne pour tous les amoureux!
Très beau aussi, dans un registre plus sombre, l'air de Spiridion: "Sur le sable brille...", noir et amer et le premier duo de Conrad et d'Hélène, "Adieu, vaines chimères" où les "Je t'adore" sont un écho lointain à ceux de Don José dans "Carmen" . Mais à côté, des facilités d'écriture, certaines danses "infernales" bien gentillettes ou alors, quand le retour du magicien et de Fiammetta nous livre à des accents klezmers, puis russes, puis caucasiens de plus en plus sauvages, hop! au détour d'une phrase même, la convention revient et le Saint-Saëns, avec elle, bourgeois, lisse, "dans les clous".
UNE MISE EN SCENE QUI MONTE EN PUISSANCE
Du coup la mise en scène de Guillaume Vincent ne trouve pas tout de suite ses marques, comme s'il se demandait lui-même: "Est-ce que c'est du lard ou du cochon?" Au début il fait l'illustrateur, avec une légère distance au second degré, alternant de beaux effets (l'atmosphère nocturne dans la chambre de Conrad, les voix mystérieuses qui montent derrière les rideaux clos) et des moments plus sulpiciens (l'apparition kitchouille des deux Saintes Vierges dans le duo d'Hélène et Rosa, "Ô Vierge mère", d'ailleurs plus vierges mexicaines d'aujourd'hui que Bernadette de Lourdes d'hier!)
Puis il nous offre un deuxième acte efficace (le duel de Conrad et Spiridion pour le corps de Fiammetta) mais dans un laid décor de cabaret de seconde zone et il enchaîne, au début du III, avec l'éternel choeur de SDF (c'est "mendiants" chez Saint-Saëns!), reconnaissables à ce qu'ils sont habillés le plus dépareillé possible (avec l'habituel T-shirt Mickey qui fait dire à quelqu'un "Oh! j'ai le même pour dormir"). Toute la fin cependant, les duos des amoureux, le retour du diabolique Spiridion, la manière dont, sur cette scène encombrée, Fiammetta trouve sa place, la manière aussi dont, après toutes ces péripéties, il orchestre sans mièvrerie une conclusion qui se termine en... crise mystique générale, faisant désormais confiance à l'oeuvre, est très bien mais nous fait tout de même regretter qu'il n'ait pas suivi tout du long l'option "hagarde et hallucinée" qui est, de plus, celle du personnage de Conrad.
LES CHANTEURS: REVUE DE TROUPE
De la distribution, on a particulièrement retenu le beau timbre et l'élégance de Yu Shao en Bénédict: les aigus sont évidents, le chant est à la fois clair et projeté, il y a la juste touche de douceur et de tristesse du personnage et la prononciation française, chez le jeune Chinois, est excellente. Tassis Christoyannis, un habitué des lieux, réussit à donner de Spiridion les différentes facettes, il n'en fait jamais trop. Hélène Guilmette a un joli timbre qui manque de moelleux et le médium n'est pas très audible mais elle fait exister le personnage d'Hélène avec beaucoup de musicalité (son air "Le bonheur est chose légère") Jolie incarnation de Jodie Devos en Rosa, l'une et l'autre feraient d'idéales Micaëla dans "Carmen", c'est d'ailleurs parce que leurs timbres se ressemblent que leur duo "Ô Vierge mère" (répété à la fin) ne fonctionne pas tout à fait!
On est aussi moins convaincu par le Conrad d'Edgaras Montvidas, qu'on n'a au moins aucun mal à entendre; mais justement le chant est forcé, au détriment de la ligne, il y a des queues de notes et la diction française du Lituanien n'est pas toujours compréhensible. Mais il incarne bien son personnage de ténébreux-torturé-romantique et se rachète dans les duos avec Hélène où, comme il chante mezzo voce, sa voix est soudain bien plus agréable.
UNE HEROÏNE... QUI NE CHANTE PAS
L'étrange particularité de ce "Timbre d'argent" est sans doute d'être le seul opéra où le principal rôle féminin... ne chante jamais. Raphaëlle Delaunay , passée par l'Opéra de Paris puis chez Pina Bausch avant de créer ses propres chorégraphies, est très bien, mettant sa silhouette métissée au service d'un personnage flamboyant et sensuel mais lui-même manipulé. La chorégraphie d'Herman Diephuis ne l'entraîne pas chez Bausch, mais plutôt dans ce que l'on imagine de Mata-Hari, gestes de danses extrême-orientale compris dans la position des mains et des profils de bas-reliefs khmers!
Enfin, auprès du choeur Accentus (excellent), l'orchestre "Les siècles", malgré quelques dérapages, triomphe et surtout son chef, François-Xavier Roth, qui montre un vrai sens et un vrai amour de cette musique empreint d'élégance et de clarté, sans chercher à adoucir les (parfois bizarres) ruptures de ton de la partition comme entre l'entrée de Conrad dans le cabaret, aux harmonies tendues, et l'air de Spiridion, "Qui je suis? Demandez" digne de "La vie parisienne"
Tout de même, qu'il est étrange, ce temps où les hommes ne rêvaient que d'amours exotiques auprès d'égéries sulfureuses avant de revenir vers de gentils épouses bien pieuses et qui les confisaient dans l'ennui!
"Le timbre d'argent", opéra de Camille Saint-Saëns, mise en scène de Guillaume Vincent, direction musicale de François-Xavier Roth. Opéra-Comique, Paris, les 13, 15, 17, 19 juin à 20 heures